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Cinécure est un site appartenant à Charles Declercq et est consacré à ses critiques cinéma, interviews. Si celui-ci produit des émissions consacrées au cinéma sur la radio RCF Bruxelles, celle-ci n’est aucune responsable du site ou de ses contenus et aucun lin contractuel ne les relie. Depuis l’automne 2017, Julien apporte sa collaboration au site qui publie ses critiques.

Andrew Haigh
All Of Us Strangers (Sans Jamais Nous Connaître)
Sortie du film le 14 février 2024
Article mis en ligne le 21 février 2024

par Julien Brnl

Genre : Drame, romance

Durée : 105’

Acteurs : Paul Mescal, Andrew Scott, Claire Foy, Jamie Bell...

Synopsis :
A Londres, Adam vit dans une tour où la plupart des appartements sont inoccupés. Une nuit, la monotonie de son quotidien est interrompue par sa rencontre avec un mystérieux voisin, Harry. Alors que les deux hommes se rapprochent, Adam est assailli par des souvenirs de son passé et retourne dans la ville de banlieue où il a grandi. Arrivé devant sa maison d’enfance, il découvre que ses parents occupent les lieux, et semblent avoir le même âge que le jour de leur mort, il y a plus de 30 ans.

La critique de Julien

The Power of Love, tel que le chantait Holly Johnson, leader du groupe Frankie Goes to Hollywood, en 1984... D’emblée, « All of Us Strangers » est de ces films qui nous hantent bien après leur vision. Et pour cause, il s’agit là d’un film aussi déchirant que d’une incommensurable douceur ; d’un film fiévreux dans lequel les fantômes (spoiler : [1]) parlent plus aux vivants que les vivants ne se parlent entre eux. Basé sur le roman « Strangers » (Taichi Yamada, 1987) et nommé parmi l’un des dix meilleurs films indépendants de 2023 par le National Board of Review, ce drame multirécompensé aux British Independent Film Awards 2023, aussi magnifique que pesant, est réalisé par le cinéaste britannique Andrew Heigh, habitué à filmer les corps, l’amour et les émotions enfouies, lequel est ouvertement homosexuel. Au travers de son film, le réalisateur a alors souhaité se « replonger » dans son « propre passé, comme le fait Adam dans le film », « intéressé par l’exploration des complexités de l’amour familial et romantique, mais aussi par l’expérience distincte d’une génération spécifique d’homosexuels grandissant dans les années 80 ». Et autant dire que le pari est tenu, tant on ressort particulièrement touché par ce film d’une infinie mélancolie, lequel nous parle du deuil, de solitude, de destins croisés, séparés, et de fantômes du passé...

« There’s vampires at my door », d’après Harry (et les paroles de ladite chanson), le personnage de Paul Mescal, venu frapper à la porte de l’appartement d’Adam, joué par Andrew Scott, lesquels vivent dans un immeuble vide à Londres, comme déconnectés du monde réel. Scénariste entre deux âges, menant une vie solitaire, Adam refusera alors les avances d’Harry (une bouteille à la maison), l’invitant à passer la nuit ensemble, eux qui s’étaient déjà repérés. C’est que le quarantenaire est particulièrement assailli par des souvenirs de son passé, lequel a perdu ses parents d’un accident de voiture, alors qu’il n’avait que douze ans. En quête d’inspiration pour son nouveau scénario, ce dernier se rendra dès lors à proximité de sa maison d’enfance, de prime abord inoccupée. Pourtant, c’est là qu’il y découvrira ses parents (Claire Foy et Jamie Bell), lesquels l’inviteront à souper avec eux, et à échanger sur ces trente dernières années, et de l’homme qu’il est devenu...

Pour une fois qu’un titre de film anglophone est traduit avec sens, on ne va pas s’en plaindre ! Car dans « Sans Jamais nous Connaître », il est avant tout question de ces liens filiaux qui manquent à celles et ceux ayant perdu l’un des leurs beaucoup trop tôt, et permettant pourtant à chacun d’eux de s’accomplir, et d’avancer dans la vie. Orphelin, on sent en effet le personnage d’Andrew Scott dans une impasse, lequel n’a, semble-t-il, en plus d’avoir peur de l’autre, jamais cessé de porter le fardeau du chagrin de la disparition brutale de ses parents, tandis qu’il n’a jamais pu leur parler de son homosexualité. Andrew Scott brise alors les frontières du possible en confrontant ce fils à ses parents décédés, lequel ne cherche finalement que du réconfort, que l’amour qui n’a jamais pu le satisfaire. Par ses dialogues sensibles, au cordeau, et si précieux, le cinéaste permet également à des parents de demander pardon à leur fils unique pour leurs manquements et non-dits, lesquels se doutaient bien de quelque chose à l’époque, tandis que le père, lui, ignorait volontairement le harcèlement scolaire qu’il subissait enfant. Et autant dire que Claire Foy et Jamie Bell sont ici d’une justesse folle. Aussi, il est aussi question ici du changement de représentation de la condition queer entre aujourd’hui et hier, alors qu’Adam y fait enfin son coming-out devant sa mère, alors inquiète, car quelque part coincée trente années en arrière, avec la peur du VIH pour son fils, mais aussi du rejet. La scène où il redevient également enfant et dort dans le lit de ses parents est également très puissante, laquelle est signe de la volonté d’Adam à redevenir l’enfant de ses parents, aussi longtemps que possible, quitte à redéfinir le (nouveau) lien qui les unit...

Alors qu’on assiste ainsi à différents allers-retours entre réalité et imaginaire, « All of Us Strangers » offre donc l’opportunité à ses personnages perdus de se retrouver, et de se dire enfin les choses. C’est ainsi que les paroles du titre « Always on My Mind » (1987) des Pet Shop Boys résonnent particulièrement fort (la preuve en est avec la traduction des paroles), alors que la famille garnit le sapin de Noël, au sein d’un sublime moment de cinéma duquel on ne s’est pas encore remis...

Tandis que le titre du groupe Frankies Goes to Hollywood sert de point d’ancrage au film, et cela jusqu’à son dénouement, si évocateur, onirique et ouvrant (enfin) les portes vers l’avenir pour son anti-héros, Andrew Haigh brouille alors les pistes pour illustrer ses propos adaptés et également inspirés par sa propre enfance. Il imprègne ainsi sa mise en scène de fantastique, voire d’éléments relatifs à la terreur, son personnage principal (spoiler : [2]) étant comme entraîné dans un tourbillon épileptique d’intenses émotions, de rêves et de cauchemars, et dans lesquels semblent de plus s’inviter son partenaire, Harry. Car oui, les deux hommes passeront évidemment ici le pas de la porte de l’appartement d’Adam. « All of Us Strangers » raconte dès lors aussi l’histoire d’une rencontre, déchirante, entre deux êtres solitaires, qui n’en peuvent plus d’entendre le silence. Et tandis qu’Andrew Scott et Paul Mescal sont magnifiquement filmés, Andrew Haigh montre ici l’homme fragile dans toute sa complexité et sensibilité, et étonne une fois de plus en tant que directeur d’acteurs, lequel a notamment filmé Charlotte Rampling et Tom Courtenay dans « 45 Years » (2015). Car les deux acteurs masculins éblouissent, et sont ici d’une beauté ahurissante, mais aussi des plus touchants, lesquels dégagent une bonté, une émotion, et un désespoir tellement palpables qu’il en est éclatant, malgré le poids du drame...

C’est donc avec l’impression d’être en apesanteur, et hors du temps que se regarde ce film intense, et pourtant si intimiste, et en retenue. On est comme dès lors bercé par l’harmonie qui s’en dégage, mais également par les images tournées en 35mm et leurs textures du passé, ainsi que par la photographie bleuâtre de Jamie D. Ramsay, aux ambiances éthérées, sans que ça ne soit un hasard... Et si ce n’est certainement pas le genre de film à voir pour se remonter le moral, « All of Us Strangers » est un drame aérien qui touche profondément en plein cœur, lequel nous invite à affronter notre passé, à intégrer la douleur émotionnelle dans sa vie, et à la surmonter pour avancer...



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