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Jonathan Glazer
The Zone of Interest
Sortie du film le 31 janvier 2024
Article mis en ligne le 4 février 2024

par Julien Brnl

Genre : Drame, film historique

Durée : 106’

Acteurs : Sandra Hüller, Christian Friedel, Ralph Herforth, Max Beck...

Synopsis :
Le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, et sa femme Hedwig s’efforcent de construire une vie de rêve pour leur famille dans une maison avec jardin à côté du camp.

La critique de Julien

Grand Prix du 76e Festival de Cannes, c’est un euphémisme de dire que nous attendions « The Zone of Interest » avec, d’une part, la plus grande des appréhensions au vu de la noirceur de ses propos et, d’autre part, beaucoup d’impatience compte tenu des retours dithyrambiques à son sujet, et cela depuis qu’il fut montré à la presse. Nominé aux prochains Oscar dans cinq catégories (meilleur film, réalisateur, scénario adapté, film en langue étrangère et son), ce drame nihiliste, écrit et réalisé par Jonathan Glazer, tout en étant vaguement basé sur le roman (2014) du même nom de Martin Amis, est bien ce choc évoquant de manière assourdissante la banalisation du mal, exprimée au travers du quotidien du commandant du camp de concentration d’Auschwitz, Rudolf Höss (Christian Friedel), et de son épouse Hedwig (Sandra Hüller), lesquels mènent une vie idyllique dans leur maison située à proximité des camps...

Quel effroyable contraste de non-coexistence extrême entre ceux qui vivent ici de chacun des côtés de cette froide demeure, dans la « Zone d’Intérêt », laquelle décrivait le périmètre de 40 kilomètres carrés entourant le camp de concentration d’Auschwitz. Jonathan Glazer nous plonge ainsi du côté de l’antagoniste, lequel agit avec obscurcissement suivant les ordres, et forcément ses convictions. Mais pour ne donner aucune beauté à son point de vue dérangeant, le cinéaste a fait ici le choix de ne jamais esthétiser ladite maison et ses abords, se limitant ainsi à filmer ses personnages au jour le jour, comme si de rien n’était, malgré l’horreur qui s’entend aux alentours, et qui se laisse donc deviner, notamment par des fumées de cheminées ou de locomotive... Par l’utilisation d’objectifs grands-angles, de cadres géométriquement centrés et d’un réseau de caméras de surveillance ainsi que d’infrarouges (pas forcément utiles ici, voire détonants), le cinéaste capture alors de nombreuses séquences par différents angles de vue, et cela pour encore plus nous immerger dans cette tranquillité et normalité clinique dans laquelle vivait la famille Höss, avec leurs enfants, leurs domestiques et invités, mais aussi pour nous rappeler à nous, spectateur, que la mort se trouve de l’autre côté... Mais ce qui est visuellement suggéré n’est pas le point d’orgue de la mise en scène du réalisateur.

En effet, ce dernier nous montre aussi de quelle manière insignifiante ces nazis pouvaient faire abstraction des bruits et du bourdonnement sourd qui s’entendait là constamment, résultant de machines de fabrication, de crématoires, ou de fournaises en fonctionnement, sans compter sur les coups de feu d’époque, de train et des cris humains de douleur. Fruit d’un immense travail de construction sonore réalisé par le concepteur sonore Johnnie Burn, et cela à la fois en amont du tournage, durant le tournage et la post-production, le son fait dès lors ici office de personnage à part entière, qui nous laisse imaginer le pire, sans que les bourreaux, eux, le fassent. La musique absolument glaçante (et cela dès le générique) de Mica Levi participe également à ce sentiment de malaise, de froideur extrême qui se dégage de l’ensemble, et qui laisse donc entendre les atrocités commises à l’intérieur du camp, sans qu’elles soient vues... On ne peut alors qu’être terrassé par la radicalité de la démarche du réalisateur, laquelle nous rappelle celle du cinéaste hongrois László Nemes, avec son film multirécompensé « Le Fils de Saul » (2015). Impossible ainsi de ressortir indemne de cette expérience de cinéma, d’autant qu’elle nous donne à vivre du côté du mal en personne...

Rudolf Höss fut, en effet, commandant des camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau du 1er mai 1940 au 1er décembre 1943, puis du 8 mai et août 1944, alors que la « solution finale à la question juive » y atteignait son paroxysme, avec l’extermination systématique des Juifs d’Europe ; la Shoah. Nazi convaincu faisant preuve d’une totale obéissance aux ordres du plus haut gradé de la S.S., Heinrich Himmler, mais aussi d’initiative quant à l’extermination des Juifs (en témoigne une scène où on le voit approuver la conception d’un nouveau type de crématoires, encore plus « rentable »), ce personnage est joué sans concessions par Christian Friedel, ne laissant transparaître aucune humanité sur son visage, aucune émotion quant à ses agissements et décisions. Mais alors qu’elle avait déclaré de ne jamais vouloir jouer une nazie avant que ce scénario lui tombe dans les mains, Sandra Hüller s’avère d’autant plus abominable dans son rôle, soit dans la peau d’une femme profondément attachée à la maison de ses rêves, suppliant son époux d’y rester malgré la promotion de ce dernier, sachant pourtant ce qui se cache à quelques pas de son jardin « paradisiaque »... Car autant dire qu’il faut faire preuve d’un immense travail de distance pour parvenir à se rentrer dans un tel rôle, et accepter de soi-même de prêter son image au mal incarné, et véritable... Mais c’est de voir finalement cette famille s’épanouir pendant que des milliers de personnes sont tuées à quelques mètres d’elle qui fait d’autant plus froid dans le dos, et qui nous perturbe profondément...

Qu’on se le dise, « La Zone d’Intérêt » est bien un film d’auteur qui épouse une forme et un fond qui nécessitent et qui engendrent de prendre du recul. Ainsi, si l’on s’attendait fondamentalement à des scènes choquantes, force est de constater que le plus grand choc du film de Jonathan Glazer est de parvenir à évoquer avec une puissance inouïe l’épouvantable sort des Juifs, et de nous le laisser imaginer. De nombreux plans laissent également entendre que le mal frappe à la porte de ses propres protagonistes, confrontés ainsi au sang qui coule sur leurs mains, sans pour autant (encore) fléchir. Une note écrite par la mère d’Hedwige avant de quitter brusquement le foyer (car horrifiée la nuit par les flammes du crématoire), mais aussitôt jetée au feu par sa fille, des haut-le-cœur de Rudolf Höss, incapable pourtant de vomir, comme si finalement le mal - ou quelque chose qui va mal - ne voulait le quitter... Et puis, il y a aussi la scène finale, à laquelle on ne s’attendait pas, et qui nous laisse de marbre, en poussière, laquelle joue sur deux temporalités en parallèle... Jonathan Glazer nous laisse alors libres d’interpréter ses images, reflétant une réalité, la réalité de notre Histoire, et de ce que l’être humain est capable d’occulter par endoctrinement...



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