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Yórgos Lánthimos
Pauvres Créatures (Poor Things)
Sortie du film le 17 janvier 2024
Article mis en ligne le 8 février 2024

par Julien Brnl

Genre : Drame, fantastique, romance

Durée : 141’

Acteurs : Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Ramy Youssef, Jerrod Carmichael, Margaret Qualley, Christopher Abbott...

Synopsis :
Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.

La critique de Julien

2019. Le succès de « La Favorite » (2019) offre à Yórgos Lánthimos champ libre de la part des producteurs pour réaliser son prochain film tel qu’il l’entend. C’est pourtant dix ans plus tôt que le cinéaste se rendait en Écosse afin de discuter avec l’auteur de « Poor Things », Alasdair Gray, de l’acquisition des droits de son roman (1992). Car oui, « Pauvres Créatures » est librement adapté de celui-ci, déplaçant notamment l’intrigue principale de Glasgow au Londres victorien, bien que la période précise de cette intrigue reste difficilement cernable. Coproduit par Emma Stone, laquelle avait déjà joué dans le précédent film du réalisateur grec, cet ovni cinématographique chargé et engagé mélange alors les genres pour ne ressembler à aucun autre film, bien que ses inspirations ne manquent pas...

On y suit ainsi l’émancipation d’une jeune femme enfantine, Bella Baxter, laquelle s’est vue greffer le cerveau de son fœtus à naître, après s’être suicidée en sautant d’un pont. En effet, l’excentrique chirurgien Godwin Baxter (Willem Dafoe) est quelque peu ici le Victor Frankenstein de Bella Baxter, lui offrant ainsi une nouvelle vie, mais dont elle doit tout apprendre, de la posture aux manières, sans oublier les codes et conventions de la société. Baxter sera alors aidé par l’étudiant en médecine Max McCandles (Ramy Youssef), lequel tombera amoureux de Bella, lui demandant ainsi sa main. Mais enfermée dans la demeure du scientifique, la demoiselle, qui voit son intelligence rapidement se développer, aura soif de découvrir le monde, ce que lui promettra l’avocat débauché Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), avec qui elle partira...

Et si Yórgos Lánthimos offrait à Emma Stone son deuxième Oscar de la meilleure actrice après celui pour son rôle dans « La La Land » de Damien Chazelle ? C’est en tout cas tout le mal qu’on lui souhaite pour sa prestation de Bella Baxter. Car l’actrice est l’un des atouts majeurs du film du cinéaste, elle qui y est de tous les plans. L’actrice y dépeint alors sans retenue une femme affranchie de toute pression sociale, découvrant notamment les plaisirs de la vie et la liberté d’agir comme bon lui semble, ce qui aura tendance à rendre folle la gent masculine, dont celui qui lui a promis monts et merveilles, et avec lequel elle voyage. Sauf que ce voyage ne se déroulera évidemment pas comme prévu, de Lisbonne à Alexandrie, en passant dans les bordels de Paris. Car à mesure que le personnage d’Emma Stone rencontre des personnes, celui-ci ouvrira les yeux sur la réalité souvent désarmante du monde qu’il foule pour la première fois (ou du moins son cerveau), et cela face à la pauvreté, la philosophie, en passant par le marxisme, avant d’être aspiré par le socialisme, et d’être très rapidement dépendante de ses désirs, lesquels peuvent, de plus, lui rapporter de l’argent. Emma Stone alors est stupéfiante de nonchalance, de provocation et d’authenticité désarçonnante dans la peau de ce personnage curieux et insaisissable, dont on aura plaisir à notre tour de voir prendre en assurance, sans tomber dans les pièges que lui tendront ici ses détracteurs masculins, tirant alors ouvertement la langue à la société et à ses règles qui lui échappent. C’est qu’elles ne lui ont jamais été inculquées ! C’est là un sacré pied de nez féministe que Yórgos Lánthimos et le scénariste Tony McNamara font au patriarcat et à son obéissance. Et rien que pour ça, le film vaut la peine d’être regardé, en plus de s’en délecter... Face à Emma Stone, saluons tout de même la prestation de Willem Dafoe (pratiquement irreconnaissable derrière son visage scarifié), mais moins celle de Mark Ruffalo, en roue libre...

S’il prend son temps et manque très certainement d’élan dans sa première partie, « Pauvres Créatures » opère des changements flagrants et radicaux dans sa mise en scène, et cela à mesure que Bella Baxter évolue et découvre les rouages et la mainmise masculine - malade - sur les femmes, lesquelles, si elles n’entrent pas les standards, sont dès lors mal vues, et jugées à tort et à travers. N’ayant pas honte de ses expériences et de sa personnalité en construction, Bella Baxter grandit dès lors devant la caméra virevoltante du cinéaste, épousant dès lors ici à un stupéfiant et original mariage des genres, entre la sombre comédie et le drame gothique surréaliste baigné de steampunk rétrofuturiste. « Pauvres Créatures » est, en effet, une œuvre d’art à part entière, sublimée par la photographie de l’irlandais Robbie Ryan, dont de très nombreux plans aussi bien mystiques, psychédéliques que baroques semblent tout droit sortis de l’imagination de l’artiste peintre René Magritte. Les couleurs, entre rêve et réalité, l’utilisation progressiste des costumes, ou encore les effets de caméra dans la mise en scène de Lánthimos permettent à son film d’avoir ainsi une entité à part entière, au regard de celle de son héroïne (mention spéciale aux nombreux plans vus en « fish-eye », comme si nous regardions finalement l’image au travers d’un judas de porte). La musique du musicien Jerskin Fendrix (pour qui il s’agit là de la première composition pour un long métrage) ne passe également pas non plus inaperçue, notamment par l’utilisation d’uilleann pipes, à savoir des cornemuses irlandaises. Étrange, instrumentaliste, dissonante : les adjectifs ne manquent pas pour qualifier sa musique, où claviers, violons et sons synthétisés se font également entendre...

Lion d’or à la Mostra de Venise 2023, Golden Globes du meilleur film musical ou comédie et de la meilleure actrice dans un film musical ou comédie pour Emma Stone, « Pauvres Créatures » est donc un film qui détonne. Autrement dit, certains aimeront, tandis que d’autres détesteront. Il faut bien avouer que Yórgos Lánthimos n’y va pas de main morte en matière de bizarrerie, ce qui pourrait crûment repousser. Pour notre part, on reste intéressé par cette proposition de cinéma qui dénote, en plus d’être visuellement unique, quitte à en faire de trop.



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