Synopsis : Une réflexion sur l’absurdité et le sens de la vie à travers les yeux de Sam et Jonathan. Ces deux marchands ambulants de farces et attrapes, atteints de légers troubles psychologiques, nous entraînent dans une promenade kaléidoscopique à travers la destinée humaine. C’est un voyage qui révèle l’humour et la tragédie cachés en nous, la grandeur de la vie, ainsi que l’extrême fragilité de l’humanité…
Acteurs : Holger Andersson, Nils Westblom, Charlotta Larsson, Viktor Gyllenberg, Lotti Törnros, Jonas Gerholm, Ola Stensson.
Une trilogie à la Godot ?
L’univers cinématographique des trois derniers films de Roy Andersson, c’est un peu comme si Samuel Beckett avait fait se télescoper l’absurde de "En attendant Godot" avec la rigueur formelle de Kreuzweg !
Cela avait commencé en 2000, avec Chansons du deuxième étage (Sånger från andra våningen). Sept ans plus tard, Roy Andersson nous proposait Nous, les vivants (Du levande). Sept ans après, il conclut sa trilogie par Un pigeon assis sur une branche, réfléchissant sur l’existence (En duva satt på en gren och funderade på tillvaron). "conclure" pourrait d’ailleurs ne pas convenir, car il semble que le réalisateur envisage un quatrième volet. S’il respecte sa chronologie, nous devrions attendre sa septante-huitième année (soit en 2022).
A propos de sa trilogie, le réalisateur précise : "Chansons du deuxième étage était imprégné de millénarisme, depuis la scène avec le vendeur qui jette des crucifix, symbolisant l’abandon de la compassion et de l’empathie, jusqu’à la scène avec les maisons en mouvement, évoquant la panique des crises financières cycliques, qui sont elles-mêmes des apocalypses mineures. Les thèmes de la culpabilité collective et de la vulnérabilité humaine étaient au coeur de ce film. Nous, les vivants représentait une plongée audacieuse dans les rêves, une transition qui ouvrait un champ entier de possibilités nouvelles pour moi. Avant, mes personnages commentaient leurs rêves. Avec Un pigeon, les scènes sont simplement oniriques, sans autre explication. Un pigeon provoque davantage que les deux autres films et le ton est très largement celui de la “Lebenslust”, même si les personnages sont tristes et en grande difficulté."
Il y a une constante dans les films d’Andersson ; ceux-ci, tournés (quasi) intégralement en studio sont filmés en plans-séquence larges et fixes pour la plupart d’entre eux. Le premier volet comptait quarante-six plans, ce troisième, trente-neuf. La colorimétrie est froide, gris-verdâtre. L’ambiance est souvent lugubre et les situations proches d’un humour noir avec un regard parfois cruel et caustique sur les individus, les situations et l’histoire suédoise. Il m’est arrivé aussi de penser à des parallèles, sur le plan des images et de certaines situations, avec le réalisateur norvégien Bent Hamer et son film Salmer fra Kjøkkenet (Kitchen Stories, 2003).
Rien ne sert de rire...
Il faut abandonner toute rationalité et accepter d’entrer dans un univers onirique et théâtral, qui invite à la réflexion et la philosophie de l’existence, de l’humanité. Deux personnages quasiment récurrents nous font voyager à travers les différents tableaux. Il s’agit d’ailleurs de deux commis voyageurs, spécialisés en farces et attrapes en particulier des dents de vampires, dont certaines extralongues, une boite à rire (qui ne fait rire personne), un masque d’un personnage à une seule dent, grotesque et qui ne prête pas non plus à rire.
Alors qu’un leitmotiv traverse certains tableaux où des personnages affirment à leur correspondant au téléphone : "Je suis content que tout aille bien pour vous !", cela va mal pour nos deux vendeurs ambulants : Sam et Jonathan. Ils sont dissemblables non en morphologie (comme Laurel et Hardy), mais en caractère. Ils travaillent ensemble, mais ne s’entendent pas comme des larrons en foire. Ils ne rient pas ou peu, ne vendent pas et s’ils vendent, ne sont pas payés. Ils logent dans un abri de nuit et y sont poursuivis par leur employeur.
Sam et Jonathan dans le temps...
Au centre de tableaux, en périphérie ou à l’arrière-plan d’autres, leurs rencontres, leurs passages relient les différents plans du film aux longueurs inégales. Chacun de ces tableaux peut cependant être perçu pour lui-même comme ayant une unité propre. Ils tentent de nous faire découvrir combien nous sommes vulnérables, tout en nous invitant à nous poser l’éternelle et unique question de la philosophie : où allons-nous et que faisons-nous de notre vie ?
Le film interroge notre responsabilité historique, par exemple dans la scène où des noirs doivent entrer de force dans une sorte d’orgue rotatif (voir la création de cet orgue dans la dernière vidéo de cet article). On les y fera brûler. Ils feront tourner l’orgue et leurs cris seront un chant... A un moment, la caméra fait un angle de 180 degrés pour nous offrir un autre plan fixe. Derrière les vitres d’un immeuble (tels une cage ou un aquarium) un mouvement se dessine. Les portes vitrées s’ouvrent et des vieillards sortent pour écouter ce chant funèbre !
Une prof de flamenco...
Un autre "tableau" nous fait découvrir un cours de flamenco. Qui dit danse et corps en mouvement annonce certains abus d’autorité à consonance sexuelle. Ici de la part du professeur... qui s’avère être une femme assez forte. Renversement de situation et de paradigme face à un frêle jeune homme qui ne sait comment se débarrasser de l’entreprenante ! Ou encore celui d’un homme, sourd, très sourd dans une auberge presque vide. Il y vient depuis très longtemps... Soudain nous sommes dans le même café, rempli de clients dont des marins, notamment. La serveuse y sert un "shot" à l’homme ici dans ses jeunes années. Il est timide et probablement amoureux. La femme - qui boite - se met à chanter proposant un "shot" aux clients qui ne peuvent payer... en échange d’un baiser. Pendant qu’un chant nous prend aux tripes, les clients enlacent et embrassent tour à tour la jeune serveuse (voir vidéo ci-après). À propos de ce chant, et de la musique en général : celle-ci se poursuit la plupart du temps pendant le début du plan suivant (et certains thèmes musicaux sont d’ailleurs récurrents).
et Charles XII de Suède !
Un très long tableau nous montre l’arrivée de Charles XII (1682-1718) avec ses troupes. Charles est roi de Suède dès l’âge de 15 ans (1697-1718). Nous sommes dans un café avec nos deux vendeurs dont la marchandise n’intéresse personne. Quand soudain un capitaine entre à cheval, fait sortir les femmes. Nous sommes au tout début du XVIIIe siècle. Dans la rue, des soldats fringants partent à la guerre (contre la Russie). Le roi Charles XII entre (à cheval) pour se désaltérer. Ses yeux se posent sur le jeune garçon de café. Il l’invite à le rejoindre à la guerre : il est si beau et il pourra partager la tente (et la couche) du roi. Référence à la possible homosexualité de celui-ci qui ne s’est jamais marié. Plus tard, un autre plan nous montrera le roi défait (tout autant que ses soldats éclopés, amochés, blessés, sans plus aucune prestance, revenant d’un combat perdu).
Inspiration picturale...
Andersson s’inspire de deux peintres allemands : Otto Dix et Georg Scholz. Leurs innovations artistiques ont été influencées par la Grande Guerre (14-18). De ses personnages, il dit :
"S’il y a un fil qui relie les personnages, c’est leur vulnérabilité ; ils sont tous très exposés dans la vie de tous les jours. Même le roi est vulnérable, bien que par la constitution, il ne soit responsable que devant Dieu, ce qui crée une soumission totale autour de lui. Un grand nombre de personnages ont aussi peur de perdre la face, ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’ils sont capables de l’éviter.”