Synopsis : Début du XXème siècle, en province. Très courtisée pour sa beauté, Célestine est une jeune femme de chambre nouvellement arrivée de Paris au service de la famille Lanlaire. Repoussant les avances de Monsieur, Célestine doit également faire face à la très stricte Madame Lanlaire qui régit la maison d’une main de fer. Elle y fait la rencontre de Joseph, l’énigmatique jardinier de la propriété, pour lequel elle éprouve une véritable fascination.
Acteurs : Léa Seydoux, Vincent Lindon, Hervé Pierre, Clotilde Mollet, Vincent Lacoste.
De Mirbeau à Jacquot
L’exercice était périlleux : passer d’une femme de chambre à l’autre, de Bunuel donc à Jacquot, le pire était à craindre. Et le pire n’est pas arrivé. Si le film n’atteint pas la perfection, je l’ai découvert avec beaucoup de plaisir et il me donne même une sérieuse envie de revoir celui que je considère comme l’original. En fait d’original, il y a tout d’abord un roman d’Octave Mirbeau (1848-1917) publié en 1900, au tout début du siècle donc. Mais le roman puise ses racines dans un feuilleton publié près de vingt ans plus tôt (de 1891 à 1892). Il a été adapté au théâtre et au cinéma.
Quatre réalisateurs s’y sont attelés : Le Russe Martov en 1916, Jean Renoir en 1946, Luis Buñuel en 1964 et, aujourd’hui Benoît Jacquot. Si Renoir et Luis Buñuel ont très librement adapté le roman, Jacquot y serait plus fidèle, mais ne traite pas de sa dernière partie.
De reine à servante !
Léa Seydoux avait fait ses Adieux à la reine sous la direction de Jacquot en 2013. Sous la même direction, elle m’est apparue comme royale dans son rôle de servante. Elle transcende et crève littéralement l’écran. Sa beauté naturelle est mise en valeur par une photographie superbe. C’est la première chose visible à l’écran. Une très belle femme, servante certes, mais sûre d’elle-même tout en étant consciente de la société dans laquelle elle vit et où sa subordination semble inéluctable. Célestine est d’une étonnante modernité dans cette "belle époque" tout en utilisant un langage et un vocabulaire de jadis, surannés donc, mais qui nous laisse entendre l’apparition d’un monde en mutation. Nous sommes en plein dans l’Affaire Dreyfus, et elle sera présente durant le film à travers le personnage de Joseph, le palefrenier, profondément antisémite.
Nous sommes également à moins de quinze ans de l’horrible "Grande Guerre" dont plusieurs études contemporaines montrent aujourd’hui qu’elle a pris naissance sur la crainte que les classes dominantes perdent leurs privilèges et pouvoirs (lire à ce sujet le livre de Jacques Pauwels, 1914-1918, La grande guerre de classes, Editions Aden, Bruxelles, décembre 2014, voir l’illustration ci-contre).
Cette lutte des classes apparaît d’ailleurs dès les premiers dialogues du film où Célestine tente de négocier avec la "placeuse" (Dominique Reymond) et doit finalement accepter sa future place chez les Lanlaire.
Un couple à la ville et à l’écran
Ce couple est remarquablement interprété à l’écran par Hervé Pierre et Clotilde Mollet, mari et femme dans la vraie vie et qui ont tous deux une solide expérience des planches théâtrales. Mme Lanlaire est impressionnante dans le rôle de cette bourgeoise, maîtresse face à sa servante qui est ici une véritable esclave. Nous sommes bien loin des jeux érotiques abordés dans The Duke of Burgundy même si nous nous en approchons par certains côtés. En effet, l’esclave, par sa prise de distance, par ses apartés, par sa propre dignité arrive à prendre distance de son esclavage, de sa maîtresse et, d’une certaine façon, à défaut de conduire le bal, elle mènera ceux qui l’entourent sur son terrain de jeu, voire de chasse !
Mr Lanlaire, quant à lui tentera de conquérir le corps de celle qui est à son service, ou plutôt de sa femme. Telle une anguille Célestine glisse entre les mailles du filet dans lequel son patron tente de l’emprisonner. Mais le danger n’est probablement pas dans ces mailles-là, mais plutôt dans l’étroit escalier qu’elle doit grimper et redescendre jusqu’à l’essoufflement au gré des fantaisies quasiment perverses de la maitresse de céans. Cette fantaisie est probablement la seule chose qui puisse lui donner un peu de piment (hormis peut-être le contenu d’une boîte en velours rouge que nous découvrirons lors d’un passage en douane ! véritable surprise : ce plan ne se trouve pas chez Buñuel !).
Jeux de regards
Cette relation ne se résume pas à ce triangle. Il y a un voisin, le capitaine qui a placé sa bonne Rose dans sa couche et couché celle-ci sur son testament (ou plutôt lui a fait croire qu’il l’a fait et promet de la remplacer par Célestine si bien sûr celle-ci rejoint son lit). Tout proche enfin, il y a Marianne, la cuisinière et Joseph (Vincent Lindon) qui n’a d’yeux que pour la belle.
Dès l’arrivée de la "parisienne" - dont les vêtements si beaux déplairont à sa patronne - Joseph pose son regard sur elle. Célestine s’en rend compte. Se trouble-t-elle ? Tout sera rendu à l’écran par ces multiples jeux de regards. Ceux-ci trahissent la densité d’une possible relation naissante entre ces deux serviteurs. Mais Joseph cache de bien sombres desseins et un sinistre antisémitisme auquel s’oppose Célestine. Au-delà de la relation "maître-esclave", celle entre Joseph et Célestine structure toute une partie du film. Elle permet de développer la richesse, l’ambiguïté et l’ambivalence de ces deux protagonistes et de ceux qu’ils côtoient.
Les riches découvriront aussi qu’il ne faut pas faire étalage de son luxe. A trop insister sur le soin à apporter à certains objets fragiles et chers, au respect d’une argenterie unique... (toutes choses qui passent dans les mains de ceux qui ne sont pas censés pouvoir en estimer et comprendre leur valeur) on risque bien des retournements de situation.
C’est ainsi que des changements de vie s’offriront à des fugitifs en carrosse. Il est dommage que le film s’arrête là où justement d’autres allaient plus loin et envisageaient le rôle futur de Célestine, tenancière d’un cabaret et dominatrice à son tour des filles qui travaillent pour elle.
Un beau gosse
À défaut d’une exploitation de ce futur-là, Benoît Jacquot nous offre l’un ou l’autre flashback sur la vie de Célestine. On notera tout particulièrement sur celui qui nous montre la jeune et belle servante dans une vieille demeure, très belle avec une grand-mère âgée qui s’occupe de Georges, son petit-fils, probablement phtisique joué par Vincent Lacoste (Meilleur espoir masculin en 2010 pour Les beaux Gosses). Si son apparition est brève à l’écran, il arrive à transmettre au spectateur sa passion, doublement fébrile, pour cette belle à son service. Les balades au bord de la mer, les séances de lecture dans la chambre, la tentative de rapprochement - finalement funeste - avec celle qui ne peut que le nommer "Monsieur Georges" illuminent la mémoire de notre héroïne. Là non plus la relation amoureuse, d’égale à égale, n’est pas possible parce que n’est envisagé qu’une relation physique face à un sujet, voire un objet que l’on possède.
Quant à ce film, si l’on ne peut donc éviter de penser à son illustre prédécesseur, je ne puis qu’inviter à lire ce journal pour lui-même quitte à relire ensuite celui de Buñuel et, pourquoi pas de Mirbeau ? C’est tout ce que je puis vous souhaiter de mieux.
Une remarque pour conclure : j’ai regretté des problèmes de prise de son et/ou d’articulation. Quand Célestine a ses apartés on peine à comprendre Léa Seydoux et les néerlandophones auront plus de facilité à lire dans leurs sous-titres ce que l’on n’entend pas vraiment bien. De même il est parfois difficile d’entendre ce que dit Vincent Lindon lorsqu’il grommelle ! Ce qui explique le 79 et non le 80 !