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CINECURE
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Cinécure est un site appartenant à Charles Declercq et est consacré à ses critiques cinéma, interviews sur la radio RCF Bruxelles (celle-ci n’est aucunement responsable du site ou de ses contenus et aucun lien contractuel ne les relie). Depuis l’automne 2017, Julien apporte sa collaboration au site qui publie ses critiques et en devient le principal rédacteur depuis 2022.

Brady Corbet
The Brutalist
Sortie du film le 05 février 2025
Article mis en ligne le 8 février 2025

par Julien Brnl

Genre : Drame

Durée : 215’

Acteurs : Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce, Joe Alwyn, Raffey Cassidy, Ariane Labed, Stacy Martin, Isaach de Bankolé, Alessandro Nivola, Jonathan Hyde...

Synopsis :
Après la Seconde Guerre mondiale, László Tóth, un architecte juif né en Hongrie, survivant d’un camp de concentration, émigre aux Etats-Unis avec son épouse Erzsébet pour connaître son "rêve américain".

La critique de Julien

Présenté en compétition officielle à la Mostra de Venise 2024 où son metteur en scène Brady Corbet ("Vox Lux", 2018) a remporté le Lion d’argent du meilleur réalisateur, lequel s’est vu remettre plus récemment le Golden Globes de la meilleure réalisation, "The Brutalist" est une imposante œuvre de cinéma qui se révèle déjà comme telle dès ses premiers instants. En effet, il se dégage quelque chose de puissamment profond, de solennel et de prometteur au travers de la caméra de son réalisateur, filmant l’arrivée en 1947 à New York d’un juif (Adrien Brody) d’origine hongroise, immigrant alors aux États-Unis après avoir survécu à l’Holocauste, et cela sans savoir encore si sa femme (Felicity Jones) et sa nièce orpheline (Raffey Cassidy) - desquelles il a été séparé de force - ont eu cette même chance. Alors que s’entend l’infernal bruit des moteurs du navire depuis sa sombre cale où sont d’ailleurs agglutinés tous ses passagers en quête du fameux "rêve américain", László Tóth, pansant ses différentes plaies par la découverte de l’héroïne, s’extirpera de celle-ci pour rejoindre le pont supérieur du bateau, et apercevoir, enfin, la Statue de la Liberté, tandis que résonne déjà la sublime musique du musicien anglais Daniel Blumberg, en première apothéose. Pourtant, Corbet, lui, filme ce symbole américain de manière renversée, donnant ainsi à en voir une perspective qui dénote, comme si ce qu’elle représentait n’était pas la véritable réalité, laquelle va justement vivre László Tóth. Architecte fictif formé à l’école d’art allemand Bauhaus (1919-1933), ce dernier, espérant enfin toucher du bout des doigts sa propre liberté, va pourtant découvrir un autre enfer sur Terre, en tant qu’immigré "toléré" par la société moderne et capitaliste de l’Amérique d’après guerre. Il n’en faudra dès lors pas plus à cette ouverture absolument saisissante pour nous faire comprendre ce à quoi va nous confronter "The Brutalist" : une grandiose épopée romanesque, spirituelle et post-traumatique comme on n’en fait plus. Et le générique, déroulant à l’horizontale ses crédits, amorce d’autant cette idée de fracture à un geste artistique aussi brutal, visionnaire que libérateur. Nominé pour dix Oscar, il est fort à parier que ce film en glane quelques-uns !

Réhabilitant le format d’antan VistaVision pour prôner un large aspect visuel en lien avec les faits racontés, "The Brutalist" s’avère être divisé en deux parties bien distinctes, la dernière étant agrémentée d’un riche épilogue (duquel on ne s’est pas encore remis). Lesdites parties sont d’ailleurs séparées par un entracte d’un quart d’heure, avec un compte à rebours, et cela à la demande du metteur en scène lui-même. Il est vrai que son film, s’étalant sur près de trois heures et trente minutes, n’est pas une mince affaire, et pourrait en rebuter plus d’un, surtout à l’ère où le public moderne préfère consommer des formats courts ; qu’il s’agisse d’épisodes de série, où des films dans la norme quant à leur durée, soit approximativement une heure et quarante minutes. Or, "The Brutalist", lui, en fait le double ! Pour autant, il fallait bien ça pour parvenir à raconter l’ampleur de la vie de cet homme, et ce que celle-ci représente de bien plus grand qu’un film de cinéma. Tirant son titre du "brutalisme", soit un style architectural anguleux, vertical, rude et massif issu du mouvement moderne des années 50 à 70, marqué alors par l’absence d’ornements et le caractère brut du béton, rompant dès lors avec le style Beaux-Arts et le style Bauhaus, "The Brutalist" est, en l’occurrence, un film qui hante l’esprit bien après séance. Car celui-ci révèle l’aspect cathartique de la démarche méta du cinéaste, révélant les aboutissants de l’œuvre insolite de son personnage fictif jusqu’à son issue, l’intrigue s’étalant d’ailleurs sur plusieurs décennies par le biais d’ellipses narratives savamment orchestrées. On sent là Brady Corbet maîtriser son film, et son envie grandeur, mais toujours par l’intime.

Écrit avec sa partenaire Mona Fastvold, Brady Corbet traite bien évidemment ici de la condition d’immigré à l’entrée d’un pays en reconstruction, et, certes, accueillant, mais profitant surtout de ce que l’immigré a à lui offrir, dont ses talents, tout en n’ayant que peu de considérations à son égard. László Tóth croisera justement ici le chemin d’un riche industriel perfide, Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), lequel lui proposera de piloter la construction d’un immense projet architectural démesuré en hommage à sa défunte mère, soit un centre civique, niché alors au-dessus d’une colline. Et même si Van Buren relancera sa carrière, et lui offrira un nom en Amérique, une relation de pouvoir s’installera entre les deux hommes. Le réalisateur met alors en place à partir de là une insidieuse manipulation, tisant l’emprise de l’un sur l’autre, d’une échelle sociale à l’autre, d’abord par petits gestes anodins, avant de virer sur les mots et, de fil en aiguille, sur l’acte impardonnable, témoin d’une société gangrénée et libérale se donnant tous les droits. Nul doute sur le fait que Brady Corbet filme ici l’envers du décor de "l’American dream", dans un système "pourri", tel qu’on pourra d’ailleurs l’entendre dire l’épouse de László, toujours bien vivante, et dont l’absence résonne longtemps ici en voix-off, avant de prendre part au voyage, et de rejoindre l’Amérique, avec sa nièce, toutes deux aidées par la "bonté" de Van Buren. Tel un revers de la médaille, d’un retour aux sources, les scénaristes parlent également ici du mal du pays, et de la volonté pour certains immigrés de retourner de là où ils viennent, là où ils sont acceptés, là où ils sont véritablement chez eux. Et dans une actualité où le président de la plus grande puissance mondiale souhaite délocaliser des milliers de Gazaouis vers d’autres pays afin de faire de Gaza la "Côte d’Azur du Moyen-Orient", beaucoup de choses entendues dans "The Brutalist" font tristement sens, et donnent à réfléchir sur le caractère répétitif de nos erreurs, et des conséquences des guerres...

Pour László, cependant, pas question de renoncer à son rêve, voyant là l’opportunité et le besoin d’exorciser ses démons. Tel un testament de son existence, sa création laissera ainsi une empreinte durable, sur Terre. Les scénaristes, par cette relation abusive, parlent également ici du processus de création, et ce qu’il représente, certes de folie et d’obsession, mais surtout d’accomplissement pour tout artiste. Car finalement, László, face à ce qu’il a vécu, ne parvient ici à ne se décrire autrement que par la structure qu’il crée, résumant parfaitement son sujet, et ses traumas. Et pour parvenir à nous faire ressentir l’horreur qu’a justement vécue cet homme, ainsi que la rédemption qui l’habite et le porte, Brady Corbet a travaillé ici avec la cheffe décoratrice Judy Becker, chargée dès lors d’imaginer et de construire l’œuvre dudit architecte...

Malgré un budget de production de moins de dix millions de dollars, "The Brutalist", aussi somptueux qu’hypnotisant, se regarde lui-même comme une œuvre à part entière à la fois riche de parti-pris cinématographiques puissants, mais également de décors et d’une photographie électrisante, signée Lol Carwley. Immersif, le film se vit comme une expérience qui nous fait dès lors pénétrer dans les entrailles d’un mal qui s’attaque et ronge l’homme de l’intérieur, cherchant dès lors une voie d’échappatoire. Inspirée par le travail du moderniste germano-hongrois Marcel Breuer et de l’architecte japonais contemporain Tadao Ando, la décoratrice Judy Becker construit dès lors ici, et petit à petit, l’œuvre somme de cet homme écrasé, étouffé, et ayant perdu sa dignité, mais jamais sa soif de réalisation de soi. Et ce qui est d’autant plus fou ici est que la réalisation de László n’existe, en réalité, que par des maquettes, des dessins (!) et des photographies de plusieurs lieux réels, comme, par exemple, le réservoir d’eau József Gruber sur la colline Gellért, à Budapest. Le travail de conception artistique est dès lors remarquable, tant on croit en cette réalisation, à la fois étrange, froide et mystérieuse. "The Brutalist", qui rappelle notamment, par sa densité et sa férocité, le "There Will Be Blood" de (Paul Thomas Anderson, 2008) ou encore "Werk Ohne Autor" de Florian Henckel von Donnersmarck (2019), relève ainsi presque du miracle, étant donné sa condition de film d’auteur à petit budget, et pourtant d’impact considérable en matière d’échelle cinématographique significative.

En un peu moins de quatre heures, le scénario de "The Brutalist" impose dès lors son style et son histoire, qu’interprète alors Adrien Brody avec toute l’honnêteté qu’on lui connaît dans son jeu, à la fois sensible, complexe et déterminé, et brise ici la carapace que s’est forgée son personnage. Vingt-trois ans après "Le Pianiste" de Roman Polanski, l’acteur pourrait d’ailleurs bien se voir offrir ici le deuxième Oscar du meilleur acteur de sa carrière. Et c’est tout le mal qu’on lui souhaite, lequel est ici particulièrement touchant, sans jamais en faire de trop ; Brody, particulièrement investi, est né d’une mère immigrée hongroise ayant elle-même émigré aux États-Unis après 1956, et la révolution de Budapest. Mais Corbet, à vrai dire, semble être également un excellent directeur d’acteur, Felicity Jones et Guy Pearce venant compléter ce casting, alors au service de l’Histoire, et de ce projet dantesque. On fera cependant abstraction de l’utilisation ici, au montage, d’outils d’intelligence artificielle pour améliorer l’authenticité des dialogues hongrois d’Adrien Brody et Felicity Jones, bien que les deux acteurs aient reçu un coaching dialectal pour perfectionner leur prononciation. Corbet, quant à lui, à parfois trop suggérer ou, au contraire, filmer de manière crue par son propre langage, passe à côté d’une émotion plus pure, que son long récit et ses dialogues ne parviennent pas non plus à faire extraire de l’épaisseur globale de l’ensemble, aussi monumental qu’assourdissant. Un film à part entière, donc, rare et audacieux, qui mérite sa durée, lequel risque de perdurer à son tour dans le temps, et de remporter le prochain Oscar du meilleur film...



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