Genre : Drame
Durée : 97’
Acteurs : Rosy McEwen, Kerrie Hayes, Lucy Halliday...
Synopsis :
Jean est prof de gym dans une école secondaire. Dans l’Angleterre conservatrice de Margaret Thatcher, il lui est impossible de vivre son homosexualité au grand jour. Mais l’arrivée d’une nouvelle élève va obliger Jean à faire des choix.
La critique de Julien
C’est en 1988 qu’a été voté au Royaume-Uni la Section 28 ou l’Article 28, soit un amendement controversé de l’acte de gouvernement local (de 1986), lequel interdisait - l’autorité locale à - la promotion de l’homosexualité sous le gouvernement de Margaret Thatcher, tandis qu’il était également interdit de parler de "l’acceptabilité de l’homosexualité en tant que prétendue relation familiale" dans les écoles publiques du pays. Abrogée le 18 novembre 2023 (trois ans plus tôt en Écosse), cette loi intervenait alors dans un climat de stigmatisation renforcée envers l’homosexualité, étant donné notamment la pandémie de SIDA qui la touchait durement, alors que l’Angleterre avait pourtant dépénalisé en 1967 les actes homosexuels, à condition qu’ils soient "consensuels, en privé et entre deux hommes âgés de 21 ans révolus" (il n’y avait pas d’interdiction explicite des activités sexuelles entre femmes). Or, c’est après être tombée en 2018 sur un article à propos de femmes lesbiennes ayant descendu la Chambre des Lords en rappel (!) pendant les débats autour de la Section 28 que le réalisatrice et scénariste Georgia Oakley (elle-même lesbienne) a pris connaissance de celle-ci, alors qu’elle était encore à l’école au moment des faits, sans en avoir eu connaissance, signe que la voix des différents types de famille était tue. Marquée depuis par le combat de ces hommes et femmes, et fatiguée d’entendre les avancées faites sur les droits LGBTQI+, alors que des lois homophobes et biphobes existent partout, et cela dans un monde qui ne cesse, envers et contre tous, de rétropédaler, Georgia Oakley a mené une longue recherche autour de cette histoire vraie, en rencontrant notamment des professeurs. Au travers de son premier film "Blue Jean", la cinéaste nous offre alors sa propre compréhension de l’homophobie intériorisée, tout en rendant hommage à tous ces acteurs de l’enseignement ayant bravé l’interdit, en se battant ainsi contre la discrimination et la stigmatisation sous la Section 28...
"Blue Jean" met ainsi en scène Jean (Rosy McEwen), une jeune professeure de sport divorcée, travaillant dans un collège de Newcastle. Réservée et secrète, la demoiselle parle peu à ses collègues et ses voisins, bien qu’elle rejoigne régulièrement ses amis dans un bar lesbien, dont Vic (Kerrie Hayes), sa compagne. Alors qu’elle se sent obligée de cacher sa vie privée, Jean devra pourtant affronter le regard d’une de ses étudiantes, Lois (Lucy Halliday), fréquentant le même bar qu’elle. La peur d’être outée [1] et de perdre son travail lui fera dès lors perdre pied...
En plongeant dans le quotidien de son anti-héroïne, Georgia Oakley offre une intime et pertinente photographie de la condition avec laquelle les homosexuels étaient réduits au silence, que ça soit par le monde politique ou leur entourage, particulièrement ici sous le gouvernement Thatcher. Mais l’actualité parle d’elle-même, aux quatre coins du globe, faisant des propos de "Blue Jean" un combat plus qu’actuel. Ce film montre alors à quel point des êtres sans droits protégés peuvent éprouver la peur de vivre librement leur histoire au grand jour, en la personne ici d’une professeure ne pouvant soutenir sa cause, au risque de perdre son job en s’exposant, alors que les chaînes de télévision diffusent, quant à elles, des programmes de rencontres hétérosexuelles, excluant volontairement, et institutionnellement la différence et l’éducation à celle-ci. Ce que vit dès lors ici Jean résulte de la manière avec laquelle la société la considère, elle qui doit se faufiler et vivre cachée pour espérer être heureuse. Et comme si le regard d’autrui ne l’inquiétait déjà pas assez, elle va se retrouver en proie à sa propre identité, face à une élève en difficulté, avec laquelle elle partage une attirance sexuelle pour les femmes. Sauf qu’à cette époque, l’opinion publique n’attendait qu’une chose des homosexuels, soit qu’ils prennent position et sortent de leur cachette, afin de les blâmer. Lois se retrouvera dès lors maltraitée par ses camarades de classe, surtout dans les vestiaires du cours d’EPS, et devant le regard impuissant de sa professeure, elle qui, si elle venait à agir pour la protéger, ferait encore plus enfler la rumeur la concernant. D’autant plus ici que les jeunes demoiselles agissent entre elles avec une véritable méchanceté et provocation, elles qui partent avec l’avantage de savoir qu’elles seront, elles, entendues, au contraire des victimes...
Au travers de son formidable personnage principal, Georgia Oakley témoigne ainsi de l’effet boule de neige avec lequel ces lois inhumaines peuvent détruire la vie d’individus et de ceux et celles qui les entourent, notamment ici la compagne de Jean, Viv, qui ne souhaite plus (se) mentir, alors que Jean, elle, est encore pétrifiée par le lâcher-prise, agissant dès lors de manière contestable, afin de protéger, coûte que coûte, l’équilibre fragile qu’elle a mis en place, et notamment envers Lois, son élève harcelée. Pourtant (et c’est là toute la subtilité du combat que mène ce film), cette demoiselle n’attendra rien ici en retour de personnel de la part de sa professeure, qui n’a quant à elle d’autre choix que de se voiler la face plutôt que d’agir, même si ce n’est pas plus simple. En effet, il est plutôt ici question d’une démarche commune, d’un combat à mener, non pas au singulier, mais au pluriel, que Lois attend dès lors de Jean. Ainsi, en l’aidant, c’est finalement toute leur communauté qu’elle aurait pu aider, d’autant plus si celle-ci est en plein apprentissage de la vie, du modèle à suivre, en la personne de Lois. Or, ce n’est pas en fermant les yeux ni en se comportant comme aimeraient qu’on se comporte ceux qui "décident" que les choses changeront. De Jean, c’est donc bien de la considération, de la justice qu’attend ainsi Lois. "Blue Jean" met dès lors en lumière la vulnérabilité qui habite tout en chacun, et l’ambivalence de notre jugement, qui peut être tronqué, faussé par la peur...
Pour mettre en scène cette histoire passionnante, c’est la captivante révélation Rosy McEwen que nous découvrons à l’écran, elle dont les traits de visage et le regard empruntent à ceux de l’actrice Rosamund Pike. Or, quelle épatante interprétation que nous offre la jeune actrice au travers de son personnage pour lequel on se prend d’empathie, malgré les mauvais choix qu’elle prend, mais pour les bonnes raisons... Son jeu de regard, son sourire, sa discrétion portent son personnage, elle qui devient tout son opposé lorsqu’elle emprunte le chemin banalisé du travail, avec sa droiture d’apparence sévère, son impartialité, son professionnalisme, faisant d’elle quelqu’un de transparent, ayant pourtant bien des choses à partager avec autrui, mais sans pouvoir le faire, tout comme c’est le cas avec sa sœur, très catholique, et de très bonne famille. Rosy McEwen possède alors en elle la quiétude et la capacité de canaliser les émotions que son sujet traverse, laissant ses yeux parler à sa place. Une interprétation tout en subtilité et réserve, laquelle en dit définitivement plus qu’elle n’en fait, tout en partageant une formidable note d’espoir. Le casting féminin - en alchimie - qui l’entoure est également d’une belle justesse, dont la compagne de Jean, Viv, troublante, extravertie et amoureuse, laquelle est jouée par Kerrie Hayes.
Enfin, que serait "Blue Jean" sans sa cinématographie et sa bande-originale ? Tandis que l’intrigue se déroule en 1988, le film dévoile d’irrésistibles décors intérieurs qui rappellent parfaitement ceux d’époque et leurs ambiances, et cela sans pour autant forcer le trait. Le fait d’avoir tourné le film en 16mm, avec une légère saturation de l’image granuleuse, lui permet également d’avoir une vraie identité visuelle, inspirée il est vrai de classiques. Mais on a définitivement l’impression de retourner ici à l’époque, de faire ainsi un bon en arrière, bien aidé par la musique originale de Chris Roe, parsemée de titres de circonstance, où l’on peut notamment entendre Imagination, Donna Summer, et bien évidemment New Order avec leur "Blue Monday ’88. Bref, c’est un authentique premier film délicat et intime, offrant toutefois une dimension universelle et actuelle à ses propos, lesquels regardent vers l’avenir, mais nous rappellent aussi que le combat continue...