Genre : Drame
Durée : 101’
Acteurs : Stéphanie Blanchoud, Valeria Bruni Tedeschi, Benjamin Biolay, India Hair, Elli Spagnolo, Dali Benssalah, Eric Ruf...
Synopsis :
Après avoir agressé violemment sa mère lors d’une dispute, Margaret est arrêtée par la police et condamnée à ne plus s’approcher à moins de 100 mètres de la maison familiale. "Enfermée dehors", Margaret n’aura de cesse de se faire pardonner son acte et cette ligne imaginaire à ne pas franchir cristallisera toutes les tensions de cette famille dysfonctionnelle.
La critique de Julien
Onze ans après son Ours d’argent de la Berlinale pour "L’enfant d’en Haut" (2012), la réalisatrice franco-suisse Ursula Meier revient au cinéma avec "La Ligne", traitant d’une relation tumultueuse entre une mère et sa fille. Son film s’ouvre d’ailleurs sur une violente dispute filmée au ralenti, malgré des sons bien perceptibles, entre Christina (Valeria Bruni Tedeschi) et Margaret (Stéphanie Blanchoud). La première en ressortira avec une perte d’audition (après s’être littéralement pris le piano dans le visage), tandis que la seconde recevra une injonction d’éloignement pour une durée de 3 mois, lui interdisant de contacter sa mère et de s’approcher à moins de 100 mètres du domicile familial. Une distance qui sera difficile à garder pour cette demoiselle, marquée ainsi par une ligne à ne pas franchir, au propre comme au figuré...
Nous n’avions pas vu venir ce drame, marqué par une ouverture un brin démonstrative, mais propageant, sous tension, sa violence tout au long du métrage, tout en nous en donnant les clefs de sa compréhension. Coécrit notamment par Ursula Meier et l’actrice principale du film, Stéphanie Blanchoud, "La Ligne" nous permet d’y découvrir le portrait de deux femmes très différentes, opposées, et pourtant unies par les liens du sang. Il y a d’une part celui d’une femme hyper sensible, ayant tu son besoin effréné d’amour trop longtemps, souffrant d’un manque criant du regard de sa mère, luttant ainsi contre elle-même afin de contenir en elle cette souffrance accumulée, difficile donc à canaliser. La comédienne, chanteuse et dramaturge Stéphanie Blanchoud (notamment vue dans la série "Ennemi Public") interprète cette femme avec toutes ses failles, jouant un peu trop avec les limites, et ici avec ladite ligne infranchissable. On sent en ce personnage une boule de feu prête à jaillir, incapable ainsi d’extérioriser son mal-être autrement que par la violence, elle qui, d’après sa mère, aurait gâché sa vie, dont sa carrière de chanteuse-compositrice. L’actrice en impose dans ce rôle complexe, offrant un jeu à la fois puissant et fragile, laissant autant parler son corps que son profond regard, aux yeux noirs, la cinéaste filmant son actrice aux moments opportuns, empreint d’émotions tangibles, et souvent silencieuses face à la colère, à l’image de la scène finale. Face à elle, c’est une incroyable Valeria Bruni Tedeschi que nous retrouvons, toute en retenue, pourtant dans la peau d’une mère qu’on pourrait considérer comme indigne, incapable quant à elle de ne pas se donner en spectacle avec son nouvel amant (bien plus jeune qu’elle), devant ses filles, quitte à les mettre mal à l’aise. On comprend aussitôt que son comportement puisse exaspérer, d’autant plus qu’elle se vante ouvertement de son amour pour Hervé (Dali Benssalah), sans jamais avoir un mot doux pour les siennes, que sont Margaret, Louise (India Hair) et la cadette Marion (Elli Spagnolo). Or, ces dernières ont grandi auprès de cette mère défaillante, autocentrée, laquelle a toujours fait passer ses amours au détriment de ses enfants, leur faisant d’ailleurs porter l’échec de sa carrière de soliste. Fou ! Pourtant, le personnage de Valeria Bruni Tedeschi est loin d’être condamnable, mais plutôt terriblement humain, dès lors en crise, comme si elle vivait son enfance aujourd’hui, refermant dès lors en elle des failles, qui resteront ici enfuies, mais que l’on soupçonnera aisément. Ursula Meier filme alors ses actrices avec une maîtrise assez impressionnante, ne laissant aucun plan au hasard, ni d’ailleurs aucune réplique, tandis que la jeune Elli Spagnolo vient compléter ce tableau féminin, laquelle joue ici un rôle de médiateur, venant tracer une ligne en couleur, tout autour de la maison, afin de protéger celles qu’elle aime, elle qui apprend le chant, et répète sur un talus avec Margaret, à 100 mètres de la maison, bien entendu. Elli Spagnolo étonne dès lors par l’assurance de son jeu, nuancé, malgré son jeune âge. Ursula Meier se révèle dès lors parfaite directrice d’actrices, lesquelles évoluent dans un environnement propice à cette brève étude psychologique des traumas relationnels mère/fille.
Tourné au bout du lac Léman, en Suisse, au Bouveret (VS), et en plein hiver, "La Ligne" met l’accent sur ses décors, appuyant l’idée de séparation à la fois visible, et invisible, et à laquelle doit se confronter ses héroïnes. Ladite ligne tracée au sol, à partir d’un quai de canal, puis sur l’herbe, jusqu’à plonger dans l’eau sur quelques mètres renforce également cette idée de perdition à laquelle elles sont confrontées, sans trop savoir où elles en sont dans leur vie. Un mélange d’eau, de montagne, de tours HLM ; on ne sait pas vraiment où l’intrigue se situe, ce qui en fait également son intérêt, son étrangeté. Margaret y est perdue, entre sa famille, son ex-compagnon (Benjamin Biolay) et ses puissantes émotions contrariées. Attachée à l’idée de cartographier ses intrigues, Ursula Meier réussit une fois de plus à donner une direction à son film par l’utilisation d’une topographie bien réfléchie, malgré des conditions de tournage ici difficiles. Le froid s’y fait ainsi ressentir, même au travers des corps de ses actrices. Pourtant, on y trouve de la chaleur ; celle par exemple de sœurs qui s’entraident et s’aiment, malgré leurs différences, ainsi que du pardon, quelque part, entre ces êtres qui n’ont finalement pas choisi d’être comme ils sont devenus, mais que la vie et leur histoire ont façonné ainsi.
"La Ligne" nous parachute au sein d’une photographie relationnelle d’une famille dysfonctionnelle, elle qui n’est pas un cas à part. C’est plutôt ici sa mise en scène, habitée par des décors singuliers et à l’imagerie aussi forte que les propos racontés qui font de l’ensemble une œuvre à laquelle on prend justement part. Et bien qu’on en sache que très peu sur le passé de ces femmes, ces dernières et leur metteur en scène distillent, au compte-gouttes, des éléments de réponse qui suffisent à eux seuls pour nous faire ressentir l’émotion, et comprendre ses enjeux familiaux, au féminin. Troublant !