Synopsis : Y., cinéaste israélien, arrive dans un village reculé au bout du désert pour la projection de l’un de ses films. Il y rencontre Yahalom, une fonctionnaire du ministère de la Culture, et se jette désespérément dans deux combats perdus : l’un contre la mort de la liberté dans son pays, l’autre contre la mort de sa mère.
Acteurs : Avshalom Pollak, Nur Fibak
Il est fort à parier que ceux et celles qui ont été déçu·e·s par Synonymes, film qui avait obtenu l’Ours d’or et le prix FIPRESCI lors de la Berlinale 2019, et le prix du meilleur scénario au Festival international du film de Stockholm 2019, le seront également avec Ha’berech, quatrième film de Nadav Lapid (lui aussi primé, puisqu’il a obtenu le prix du jury lors du Festival de Cannes 2021 [1]. L’on peut comprendre l’irritation qui les gagnera, les questions qu’ils se poseront face à ce film, coup de poing et coup de cœur pour nous, qui s’inscrit dans la foulée de Synonymes, même s’il n’en est pas une suite. Toutefois, les quatre films de Lapid ont des liens entre eux. Du précédent, nous écrivions "Le réalisateur relit et relie ses deux premiers longs : Le policier et L’institutrice pour transcender le cinéma avec une œuvre quasiment inclassable." Nous pourrions reprendre les mêmes mots ici.
Le genou d’Ahed, mêle à la fois l’histoire personnelle du réalisateur (doublement : une expérience lors de la projection de son film L’institutrice et la mort de sa mère) et un "fait divers" de son pays. "Fait divers" mais très symbolique des rapports entre israël et la Palestine comme le rappelle le réalisateur "Pour faire référence à Ahed Tamimi, adolescente palestinienne contestataire. Elle et sa famille habitent dans un petit village de Cisjordanie. Elle est née et a grandi sous occupation israélienne. Quand un groupe de soldats a voulu entrer dans sa maison, elle a giflé l’un d’eux et a été arrêtée et emprisonnée pendant neuf mois. C’était en 2018, elle avait 16 ans. Son histoire a fait beaucoup de bruit en Israël et dans le monde arabe. Pour les Palestiniens elle est devenue une héroïne, pour les Israéliens une terroriste. Un député israélien a appelé sur Twitter à tirer dans son genou afin de la rendre handicapée."
Dans Synonymes, le héros était Yoav, un jeune Israélien, qui atterrissait à Paris, avec l’espoir que la France et le français le sauveront de la folie de son pays. Après avoir vu Le genou d’Ahed, il semble bien que Yoav était, déjà, l’alter ego du réalisateur. Quoi qu’il en soit, dans ce quatrième film, il y a bien une mise en scène, et même une mise en abyme du réalisateur. Et l’on peut même se dire qu’il y a un glissement de Yoav vers "Y." ! Lapid se base sur une expérience qu’il a faite lorsqu’il était invité à la projection de son film L’institutrice à "la bibliothèque de Sapir, un village minuscule et reculé de la région de la Arava, tout au bout d’Israël. Un désert vaste, peu d’habitants, plein de sable". La jeune fille avec laquelle il a été en relation lui a fait signer un document dans lequel il précisait les sujets dont il parlerait, ou, plus exactement, un documents dont il cochait les cases de sujets dont il parlerait (et donc rien en dehors des thèmes "autorisés" par les autorités politiques). C’est cette expérience qui est relatée dans le film ou le réalisateur Y. va assister à la projection d’un film, alors même qu’il est occupé à en tourner un autre, Le genou d’Ahed donc. Si Y. est bien l’alter ego de Lapid, il n’en est pas la copie conforme, du moins dans ses réactions. L’on assistera, dans la dernière partie du film à une sain(t)e colère de Y. contre les autorités israéliennes et la censure (censure qui n’est, fondamentalement pas différente d’autres, en Russie, en Chine, en Hongrie...). La colère de Y., ainsi "criante", gueulante, donne l’impression que l’on se situe à la frontière entre "rendre compte" et "régler ses comptes" !
Il y a aussi le film à réaliser et la relation de Y. avec sa mère qui l’aide dans le scénario et à qui il fait connaître l’évolution de son film mais aussi ce qu’il vit, sur le terrain, avec la responsable de la bibliothèque, porte-voix, et instrument malgré elle, de la censure étatique qui verrouille toute pensée subversive. Les conséquences seront le refus de financement et le bannissement (au moins symbolique). Cette relation est essentielle. Sa mère est décédée en début juin 2018, d’un cancer des poumons. Celle-ci l’a toujours aidé, comme monteuse de ses films. "Le cancer a été détecté au début du tournage de Synonymes. Il était déjà avancé, une forme mortelle, sans espoir. On a passé, ma mère et moi, beaucoup de temps entre la salle de montage et les hôpitaux. En plein montage, je suis parti quelques jours présenter L’INSTITUTRICE dans la Arava. Je lui envoyais des messages vidéos depuis le désert. C’était en avril 2018." C’est ainsi que Le genou d’Ahed, s’inscrit dans cette histoire et inscrit celle-ci dans le film lui-même (et film en train de se tourner dans cette mise en abyme !). Et il y aurait quelques analogies avec Un Jour avec, un jour sans de Hong Sang-Soo, avec la mise en miroir d’un réalisateur avec son œuvre (c’est l’histoire du réalisateur Ham Cheonsoo qui arrive un jour trop tôt dans la ville de Suwon, où il a été invité à parler de son œuvre. Il profite de cette journée d’attente pour visiter un palais de la ville. Il y rencontre Yoon Heejeong, une artiste locale avec laquelle il va discuter, dîner, boire… Mais il n’est pas tout à fait honnête avec Yoon Heejeong).
Le genou d’Ahed semble avoir été tourné dans l’urgence (l’urgence familiale, le deuil de la mère — et, au risque de paraître tomber dans les clichés, importante dans le monde juif —, la difficulté d’être soi-même et d’affirmer son identité humaine et culturelle comme artiste) et cela transparait dans la réalisation qui pourra donner le tournis (parfois littéralement !) à certains spectateurs. Ceux-ci pourraient être déconcertés, décontenancés, agacés par certains aspects qui paraîtront "expérimentaux" et, à ceux-là, il faudrait peut-être dire que ce n’est pas le film à voir en priorité (surtout s’ils n’ont pas - encore ! - digéré Synonymes). Toutefois, ils risquent alors de passer à côté d’une expérience sensorielle, d’un film qui tente d’exprimer l’urgence d’une parole à faire entendre et d’images à montrer. Et le plan inaugural du film (une image du ciel depuis une moto sous la pluie) et les derniers plans, depuis le ciel, dans un avion, sur le territoire de la terre des ancêtres, en bas. Un pays que le réalisateur rêve libre, humain, respectueux, ouvert et dont le rêve tourne constamment en cauchemar. Un pays qui occupe la Palestine et spolie les Palestiniens, un pays où il ne se sent pas chez lui, alors même qu’il n’a nulle terre ou faire escale (ce qui était admirablement développé dans Synonymes).