Dans le cadre du 13e Festival Millenium du film documentaire, nous avons vu, dans la section belge, un film de Laurier Fourniau, Kaleido (16’).
Le synopsis présente ainsi le film : « En route pour un défilé de mode, Mona et Karim sont bloqués par une manifestation de gilets jaunes. Contraints de continuer à pied au milieu du mouvement politique, ils réagiront différemment à l’énergie collective qui se déploie dans les rues de Paris. ». En réalité Kaleido est plus que cela. Il s’origine dans « Je te suis si tu me suis » un court-métrage réalisé en 2018, dans le cadre du 9e Festival Nikon et le synopsis est celui de ce court-là, intégré dans un nouveau film, Kaleido, qui, lui, proposera une relecture de Je te suis… avec une assemblée de « gilets jaunes » à Toulouse. Avant d’en arriver au but, nous proposons un itinéraire détourné pour présenter Laurier Fourniau que nous suivons depuis quelques années.
Laurier Fourniau…
Laurier Fourniau, est un jeune réalisateur indépendant (comme on dit) franco-belge. Low Notes, son premier long métrage - dont nous rêvions qu’il puisse être vu par un grand public - laissait entrevoir un talent à suivre tant le potentiel était présent dans un film tourné avec peu de moyens, dans une certaine urgence et la capacité de saisir l’instant et les situations pour les transcrire en image, dans une sorte de rêve éveillé qui, malgré les nombreuses contraintes, ne vire jamais au cauchemar. Nous relevions à l’époque un homme « aux mains d’argent », parce qu’il possède de multiples casquettes qui révèlent autant de métiers du cinéma. Il en a d’autres, la photographie notamment et l’on pourrait écrire longtemps sur ses voyages au Kirghizistan, sa connaissance du russe, sa passion pour le cheval.
La force des contraintes
Il est un fil rouge chez Laurier Fourniau : la force des contraintes, celles qu’il s’impose ou qui lui sont dictées par les faits. Dans son court-métrage Encore, il s’était donné une contrainte pour le scénario et la réalisation. C’est que les moyens financiers le condamnaient à un seul lieu de tournage (un appartement). De cette « pauvreté » (technique) il fera une richesse en l’intégrant dans l’intrigue elle-même : un homme, une femme qui s’imposent un rituel pour chacune de leurs rencontres. Ils se voient toujours au même endroit (chez elle, Alice et que chez celle-ci) à des horaires bien définis. A cette contrainte s’en ajoutait une autre, scénaristique : ils devaient à chaque nouvelle rencontre jouer de nouveaux personnages. Des contraintes qui finiront par rendre délétère leur relation devenue fortement addictive !
"Je te suis... si tu me suis"
C’est à une autre contrainte que le jeune réalisateur a été confronté en 2018 dans le cadre de la 9e édition du Nikkon Film festival, sur un thème imposé « Je suis/Le partage », il va se jouer de la règle liée au concours : la durée du film doit être de 140 secondes. En matière de court-métrage, c’est l’équivalent, en littérature d’une short short story. Mais cette contrainte « technique » va se lier à l’air du temps, à une actualité prégnante, diversement reçue, celle liée à ce que l’on appelle « Les gilets jaunes ». Son court s’intitule « Je suis si tu me suis ». Si, sous ce nom, se cachent des réalités très diverses, parfois récupérées, et si, pour reprendre des catégories bibliques, l’on doit être conscient qu’il faut distinguer le peuple et la foule, Laurier regarde au-delà des catégories pour saisir un instant dans la ville ou plutôt dans la vie. Dans la vie de deux êtres, réunis pour un fait bien précis, un jeune homme (Sélim Zahrani, co-scénariste avec Laurier et un des deux acteurs du court Encore) : conduire une jeune fille (Délia Espinat Dief) vers un défilé de mode et protéger celle-ci, ou plutôt être garant de l’intégrité de la robe luxueuse qu’elle porte. Mais sur cette route dont le but est clair, il y a un autre défilé. Il ne s’agit pas de mannequins, mais d’une foule, en gilets jaunes, dans la rue, face aux forces de l’ordre. Quelles sont les priorités ? Est-ce qu’un baiser pourra donner sens à la vie et le sens à suivre pour un autre avenir ?
Où l’on pressentait un documentaire potentiel !
Outre la contrainte liée à la durée du film, l’art du réalisateur est de saisir une situation limite, voire critique, pour être témoin d’un combat actuel et de le mettre en scène au plus près du réel. L’on devinait derrière ces cent quarante secondes de nombreuses heures de tournage qui seront condensées par un homme aux mains d’argent, puisque comme dans Low Notes, il est à la réalisation, à l’image, au montage et à la musique ! A l’arrivée, c’était une petite perle, un bijou que proposait Laurier Fourniau dans le panel de courts-métrages du concours Nikon en intégrant une fiction dans un monde réel. A l’époque, en janvier 2019, après avoir vu ce court-métrage, nous nous demandions ce que Laurier aurait pu produire sans la contrainte de la durée : un court-métrage d’une longueur plus conventionnelle (10 à 20 minutes) qui mettrait en exergue la relation entre les deux protagonistes ou, à l’inverse, le mouvement lui-même, mais alors avec une approche plus documentaire ? Et si c’était un long ? Difficile à ce stade de l’imaginer car il faudrait pour cela du temps. Le temps d’écrire un scénario, de le réaliser. Mais entretemps, soit le mouvement social se serait dilué, soit il aurait contribué à un revirement complet de la société. Dans l’un et l’autre cas, comment inscrire un film écrit dans l’urgence dans une nouvelle réalité sociale, quelle qu’elle soit ?
Kaleido : la jonction de la fiction et du réel
Depuis, de l’eau a passé sous les ponts ! Le virus SRAS-Cov2 est passé par là et notre quotidien en a été bouleversé. Notre vie sociale aussi. Le mouvement des « gilets jaunes » passait au second plan, voire à l’arrière-plan, tout comme, dans un autre registre, le monde de la culture et, notamment, celui du cinéma et des festivals.
Il n’empêche que des réalisateurs ont continué à écrire des scénarios, à tourner des films, à les monter, remonter, écrire, réécrire et à rendre compte du réel. Et justement, Laurier Fourniau est revenu au réel, celui des gilets jaunes à partir de sa fiction, de son exercice de style pour le Nikon Festival. Ce très court film n’existe plus en tant que tel et on ne peut le découvrir que dans Kaleido comme ouverture d’un espace d’interlocution avec des protagonistes, des journalistes indépendants, une victime éborgnée… Le court inaugural est ainsi dilué dans Kaleido comme miroir d’une autre situation, celle du tournage d’une fiction qui conduira à un point de tangence paradoxal entre deux jeunes gens qui tentent de se rendre à un défilé de mode et sont coincés dans un autre défilé, celui de manifestants confrontés aux forces de l’ordre. Cette fiction sera donc occasion pour l’assemblée toulousaine de prendre parole, d’exprimer son réel. Ce travail de Laurier Fourniau est d’autant plus remarquable qu’il consonne avec celui d’un autre cinéaste du réel, David Dufresne, dans son documentaire Un pays qui se tient sage (2020). Si le propos de ce film est différent (Dufresne questionne cette définition de Max Weber : « L’État revendique le monopole de la violence physique légitime » Qu’est-ce que l’État ? La violence légitime ? Qui lui dispute son monopole ? Et qui en tient le récit ?), les deux réalisateurs donnent à entendre des hommes et des femmes à qui l’on ne donne pas la parole habituellement et qui sont invisibilisés.
Kaleido jette ainsi une passerelle entre fiction et réalité. Une fiction qui est confrontée au réel ; un réel qui ne peut être donné à voir que par la médiation d’une construction cinématographique, d’un montage, et de la reconstruction d’un itinéraire : celui de deux jeunes acteurs, celui de leur rencontre avec des manifestants et des forces de l’ordre, celui d’un concours sous contrainte qui ouvre d’autres voies : la robe ou le gilet ! celui qui permet de faire germer un documentaire à partir de la fiction, celui qui permet de lier l’un et l’autre pour nous proposer un regard sur la société et, enfin, celui d’un jeune réalisateur toujours aussi talentueux à qui nous pouvons dire : « Encore » !