Une pièce de théâtre dans un site de critique cinéma ? Ben oui, c’est déjà arrivé. En ces temps d’extrême disette pour le monde de la culture, j’ai eu le plaisir d’assister à une représentation privée pour la presse (dans le strict respect des règles sanitaires) d’une pièce de Shakespeare : Cymbeline. Celle-ci pourrait parler à quelques cinéphiles, car elle fut adaptée (de façon assez navrante, certains écriraient désastreuse) dans le monde contemporain (nous ne sommes donc plus dans la Bretagne et l’Italie peu avant le début de notre ère, mais dans un gang de motards) par Michael Almereyda en 2014, avec Ed Harris dans le rôle de Cymbeline, Ethan Hawke dans celui de Iachimo, Milla Jovovvitch jouant la reine, et beaucoup d’autres, dont le regretté Anton Yelchin (e.a. Chekov dans la franchise Star Trek) décédé tragiquement en 2016, écrasé par sa jeep, dans le rôle de Cloten. Dans le film, les personnages sont éponymes de ceux de Shakespeare et si l’on est finalement assez loin de celui-ci, le film vaut surtout comme "curiosité" !
"Il faudrait qu’on ait tous les mêmes sentiments, et de bons sentiments
mais ce serait la ruine des geôliers et des potences."
Crédit photos : Jean-Marc AME.
Présentation et synopsis de la pièce : Cymbeline, à la fois conte et comédie haletante, joue dans toute son intrigue entre apparence et faux-semblant : l’amour impossible, le désir, la fraternité, la manipulation, l’ambition, le pouvoir, la trahison, l’orgueil, la magie, la nature, la cruauté, la bêtise nourrissent les arcanes de cette formidable machine théâtrale.
Au centre de plusieurs conflits, Imogène, fille du roi Cymbeline : d’abord promise à un autre par son père, ensuite accusée à tort d’infidélité, menacée de mort, elle échappe, travestie en homme, à tous les dangers pour rejoindre son mari Posthumus éloigné à Rome alors que la guerre couve. Après de nombreuses épreuves, tout rentre dans l’ordre : la paix est signée, les amoureux se retrouvent et Shakespeare s’impose comme conteur hors pair des passions et tourments humains, usant du merveilleux pour dénouer les intrigues et dévoiler les identités cachées. « lmogène sur les routes d’Angleterre, écrit Peggy Thomas, c’est l’incarnation d’un chemin solitaire mu par la force du désir. Aimer, être aimé, construire un monde à son image, en faisant fi des injonctions paternelles ».
La metteuse en scène, Peggy Thomas présente ainsi son projet : "Faire découvrir à mes contemporains cette somptueuse pièce de Shakespeare est un désir que je nourris de longue date. Après l’obtention de mon Baccalauréat en France en 1996, je suis partie vivre en Angleterre. C’est au cours de ce séjour linguistique que j’ai découvert" Cymbeline.
"Grande admiratrice de l’auteur, je fus séduite par ce texte dont l’héroïne, Imogène, porte une parole forte sur la condition féminine. C’est travestie en homme qu’elle va traverser l’Angleterre à la poursuite de celui qu’elle aime, trahissant ainsi sa famille, et plus particulièrement son père, le roi Cymbeline."
A l’arrivée nous découvrons un spectacle de plus de deux heures trente, d’une traite, interprété, à la fois au plus près du texte, et, dans la foulée, à distance avec une réinterprétation contemporaine (certaines expressions, triviales parfois, certains gestes donnent corps à l’œuvre sans cependant avoir été écrits par le génial Shakespeare). L’oeuvre est enchâssée entre un prologue et un épilogue en choeur. Je n’avais vu l’œuvre qu’une seule fois en télévision dans une diffusion d’un spectacle anglais avec sous-titres français (de 1982, je crois). Cymbeline aurait dû être créé au printemps 2020. Il a été reprogrammé en avril 2021. Hélas, vu la situation sanitaire et les mesures drastiques imposées à la culture (et qui interpellent ceux et celles qui sont partie prenante) il n’aura finalement pas la chance de rencontrer le public au Théâtre des Martyrs. cependant, une représentation en streaming aura lieu le 27 avril prochain à 19h00.
Certains se poseront la question de la pertinence de proposer au public une œuvre qui peut sembler datée et dater. On ne peut que les inviter à revoir leurs possibles a priori. Outre le fait que Michael Almereyda a actualisé la pièce pour le cinéma (cf. supra), la mise en scène proposée par Peggy Thomas a quelque chose de fascinant. Le mélange de moderne et d’ancien (les bleus de travail, les échafaudages, les lampes électriques baladeuses, les chaussures converses et des costumes de scène... jusqu’à un pantalon de latex et des chaussures de drag queen pour un personnage revenu d’entre les morts) apporte un sang neuf dans la pièce sans cependant dénaturer celle-ci. Le décor, déplacé par les comédien·ne·s eux-mêmes permet de donner une situation dans l’action, entre la Bretagne et l’Italie, du palais jusqu’au champ de bataille, et même la ronde des fantômes et l’apparition de Jupiter soi-même (enfin sur fond translucide !). Si la gestion du décor par les acteurs (et en plus ici la gestion de la lumière) est maintenant connue au théâtre, je n’en ai pas toujours perçu la pertinence (ceci est très personnel et ne nuit d’ailleurs pas à la cohérence de la pièce).
Les comédien·ne·s habitent leur(s) rôle(s) avec incandescence. Cédric Cerbara interprète les rôles de Postumus Léonatus et de Guiderius ; Quentin Chaveriat, celui de Cloten ; Olivier Corcolle, celui de Belarius et de Philario ; Quentin Marteau celui de Pisario ; Leila Putcuyps, celui d’Imogène ; Philippe Rasse est le roi Cymbeline ; Niccolò Sconamiglio, ceux de Arviragus et de Iachimo ; Emmanuel Texeraud est Caius Lucius tandis qu’Aurélie Vauthrin-Ledent donne corps à La reine et à Philarmonus (un devin dans la pièce d’origine). Si chacun habite son (ses) personnage(s), il faut mettre en avant la prestation de Quentin Chaveriat. Il est délicieusement détestable dans le rôle de l’arrogant et intrigant Cloten qui convoite Imogène et en veut à mort à Postumus Léonatus dont il aimerait d’ailleurs se parer de ses vêtements. Il y a une fascination troublante du personnage, une queer attitude de Cloten qui en montre la personnalité ambigüe de celui que l’on aimerait décapiter... à défaut de pouvoir le clouer au pilori.
Pour en savoir un peu plus, une analyse de l’oeuvre : Faut-il brûler Cymbeline ?