Signe(s) particulier(s) :
– présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2019, où il a reçu le prix FIPRESCI, ainsi qu’au Festival de Deauville 2019, où il a reçu celui du jury ;
– nommé aux Oscar 2020 dans la catégorie meilleure photographie pour Jarin Blaschke.
Résumé : L’histoire hypnotique et hallucinatoire de deux gardiens de phare sur une île mystérieuse et reculée de Nouvelle-Angleterre dans les années 1890.
La critique de Julien
En l’espace de seulement deux films, le réalisateur américain Robert Eggers est devenu une valeur sûre du cinéma de genre indépendant. Après "The Witch", en 2015, ayant affolé Sundance, et révélé l’actrice Anya Taylor-Joy, l’ancien chef décorateur de théâtre plante une fois de plus sa caméra dans la Nouvelle-Angleterre d’époque, passant cette fois-ci du XVIIe au XIXe siècle, après avoir mis en scène dans son premier film une famille de colons bannis de leur communauté puritaine, laquelle se retrouvait alors confrontée à une force maléfique, à la lisière de la forêt. Dans "The Lighthouse", qui n’a malheureusement pas trouvé de distributeur en Belgique, il met cette fois-ci en vedette deux acteurs très connus, à savoir Willem Dafoe et Robert Pattinson, et cela dans le rôle de deux gardiens de phare qui commencent à perdre la raison, alors qu’une tempête les empêchent de quitter les lieux. Thriller, oserait-on dire psychologique, empruntant au cinéma d’horreur et d’épouvante, la genèse de cette histoire ressemblait au départ au fragment de l’œuvre non-terminée "The Light-House" d’Edgar Allan Poe, que le frère du cinéaste, Max Eggers, co-scénariste du film, tentait de faire aboutir, et de moderniser. Finalement, aucun élément de celle-ci n’apparaît dans ce film énigmatique, à la cinématographie absolument irrésistible, ses scénaristes s’étant plongés pour son écriture dans les œuvres de Melville et Stevenson, mais également dans des mythes maritimes et dans la mythologie classique, le tout basé sur une histoire vraie et tragique survenue en 1801 à deux gardiens de phare gallois, tous deux prénommés Thomas...
Véritable pépite visuelle de cinéma, "The Lighthouse" a été tourné sur un film noir et blanc de 35 mm, avec une esthétique orthochromatique, évoquant la photographie du XIXe siècle. Aussi, le format d’image en 1.19/1 est très particulier, et donc presque carré, semblable à celui utilisé dans les premiers films parlants, notamment par Fritz Lang et G.W. Pabst. Ce modèle permet dès lors de mettre en valeur le visage des acteurs et de donner l’impression d’espaces confinés à leurs personnages, ainsi que d’appuyer le manque de clarté des lieux qui les entourent. De même, les mouvements de caméra et plans épousent à merveille l’étrangeté de l’action et les ressentis du personnage de Pattinson, face au cauchemar identitaire et mental qu’il vit. Quant aux décors, le chef décorateur Craig Lathrop et son équipe ont notamment construit un phare grandeur nature, et cela sur un affleurement de roches volcaniques uniques, au Cap Fourchu, dans la province canadienne de Nouvelle-Écosse. Et pour seulement quatre millions de dollars de budget de production, on se dit que l’argent n’a pas été jeté par les fenêtres, étant donné le réalisme de cette réplique plus vraie que nature. Aussi, la musique signée Mark Korven (également derrière "The Witch"), agrémentée du design sonore de Damian Volpe, permet des envolées de pures terreurs, avec notamment des sons aussi aigus et assourdissants, mais surtout une intensité sonore qui ne quitte jamais nos oreilles, étant donné l’utilisation du mugissement d’une corne de brume, en bruit de fond. Toutes ces raisons, et bien plus encore, font de "The Lighthouse" un objet de cinéma atypique et d’antan, lequel immerge totalement le spectateur dans une histoire à l’atmosphère angoissante, et de plus en plus asphyxiante, toxique.
Et en l’occurrence, Robert Pattinson et Willem Dafoe transpirent la folie qui s’empare peu à peu de leurs personnages, tandis qu’ils sont contraints de rester bien plus longtemps que prévu sur cette île, exerçant sur eux un pouvoir particulier... Tandis que le premier campe Ephraim Winslow, occupant un emploi contractuel comme wickie (litt. gardien de phare), le second joue le rôle de son superviseur, et vieil homme irritable, nommé Thomas Wake, très exigeant avec son apprenti, lui confiant toutes les tâches les plus dures et sales, tout en lui interdisant l’accès à la salle des lanternes... Et autant dire que le rapport de force entre les deux hommes sera prononcé. Car en plus d’un étrange scrimshaw de sirène (terme anglophone donné à l’artisanat issu de gravures réalisées par les chasseurs de baleines sur les produits tirés de différents mammifères marins), de rituels de nudité devant la lentille de Fresnel du phare, d’hallucinations monstrueuses, de séances de masturbation, ou encore de mouettes borgnes et de superstitions de réincarnation, ces derniers, enfermés et forcés de vivre ensemble malgré leurs différents et leur relation tendue, vont être naturellement confrontés à une émulsion de leur masculinité, à un jeu de domination et de soumission, propre, dans leur cas, à leur nécessité de survie, étant donné que l’un et l’autre, quand ils ne sont pas lancés dans de joyeuses beuveries et confidences, s’adonnent à de violentes bagarres et imprécations avinées, baignés de mythes maritimes des plus sombres et effroyables. Exceptionnels, les deux acteurs sont clairement des pièces maîtresses du film, quand on imagine oh combien il doit être difficile de se glisser dans la peau de tels personnages ! Enfin, nous avons aussi observé dans la relation qu’entretiennent les deux hommes une sorte d’homoérotisme, appuyée par les allusions qu’emprunte le film. En effet, l’imagerie phallique du phare ne fait aucun doute, tandis que le rapport du personnage de Pattinson à la figure de la sirène, qui le tourmente, laisse planer le doute quant à son attirance sexuelle. Enfin, l’influence visuelle artistique des œuvres de Sascha Schneider et de Jean Delville finit par nous conforter dans notre interprétation de cette relation de désir psychanalytique entre les protagonistes. D’ailleurs, la composition d’un plan du film a été consciemment adapté de "l’Hypnose" (1904) de Schneider. "The Lighthouse" n’est donc certainement pas une œuvre facile, mais plutôt très ambiguë, qui ne plaira donc pas au plus grand nombre sur le fond, bien qu’il mettra tout le monde d’accord sur sa forme.
Avec "The Lighthouse", Robert Eggers explore une nouvelle fois la culture folklorique de sa région avec un film référencé des plus ambigus, résistant à toute explication rationnelle, et portée par des acteurs totalement habités. Difficilement qualifiable, ce thriller fantasma-ti/gori-que est pourtant d’une richesse inouïe, lui qui questionne autant qu’il laisse perplexe sur les sujets non-proprement spécifiés qu’il aborde, et d’autre part d’une étonnante manière, emballée avec un soin chirurgical. C’est une expérience de cinéma dont les partis-pris, l’audace, et la virtuosité cinématographique contrastée permettent d’élever son cinéaste au rang d’incontournable de sa génération.