Signe(s) particulier(s) :
– huitième réalisation du réalisateur chilien Pablo Larraín, faisant suite à "Jackie" (2007), le premier film du réalisateur chilien tourné aux Etats-Unis racontant les quelques jours ayant suivi l’assassinat de John F. Kennedy (du point de vue de l’ex-Première Dame) ;
– sélectionné en Compétition officielle à la Mostra de Venise 2019.
Résumé : Ema est danseuse dans une compagnie dirigée par son mari chorégraphe, Gastón. Après un terrible accident dans lequel leur fils adoptif, Polo, est impliqué, ils décident de se séparer de celui-ci. Rongée par la culpabilité, Ema traîne dans le port de Valparaíso et multiplie les rencontres et les aventures. A l’aide de ses amies danseuses, elle élabore un plan secret pour retrouver tout ce qu’elle a perdu. Culpabilité, amour, espoir et désir s’entremêlent dans ce feu d’artifice visuel et émotionnel.
La critique de Julien
Après "Neruda" et "Jackie", sortis tous deux début 2017 en Belgique, Pablo Larraín quitte "l’anti-biopic" pour revenir à du cinéma de fiction avec "Ema", tourné dans la ville portuaire chilienne de Valparaíso. L’occasion pour le réalisateur de filmer un drame tourmenté, à la fois hypnotisant et inquiétant.
L’actrice chilienne méconnue Mariana Di Girólamo y interprète alors Ema, un jeune femme et danseuse, mariée à Gastón (Gael García Bernal), son chorégraphe, de douze années son aîné. Nymphomane, et même pyromane, Ema est pourtant tombée folle amoureuse de cet homme, malgré les attirances sexuelles ouvertes de ce dernier. Stérile par le mari, le couple, sexuellement très instable, a alors adopté un petit garçon, Polo, lequel a beaucoup souffert de comportement de ses parents, jusqu’au drame, entraînant la séparation de ces derniers avec Polo. Que le petit ait été rendu à l’assistance sociale en charge du dossier d’adoption ou qu’il ait été repris au couple par cette dernière n’est pas le problème en soit. C’est plutôt le fait qu’il ait été délaissé au jour le jour par ses parents adoptifs (principalement sa mère), l’élevant dans des conditions immorales déplorables (comportements homosexuels, exhibitionnisme, violences sexuelles), que l’on ne peut dès lors faire subir à un enfant. On comprend dès lors que cela n’a pas pu bien finir. Mais Ema n’a pas dit son dernier mot, même si elle y verra son couple et sa carrière implosés...
"Ema", c’est un film complet, qui a quelque chose à présenter à la fois sur le fond, et sur forme. Visuellement, Pablo Larraín filme une expérience cinématographique subjuguante de beauté, et agrémentée par la photographie de son fidèle complice Sergio Armstrong. Le réalisateur est alors capable de filmer des scènes de danse où les corps s’entremêlent et traduisent une énergie et une liberté à revendre, tandis que les couleurs du directeur de la photographie permettent d’en capter tout l’essence, que ça soit par l’utilisation des décors et couleurs saturées, absolument sublimes, et éclairant ainsi par exemple la pénombre portuaire du ciel chilien. On n’est d’ailleurs pas près d’oublier une scène où Ema et ses copines s’essayent à un nouveau style de musique, allant à l’encontre du travail de Gastón, s’exécutant ainsi à une danse torride, filmée simultanément, tel un vidéo-clip, dans différents lieux, au sein d’un montage des plus organiques, parvenant même à mettre à profit l’utilisation d’un lance-flammes. Ou comment de véritables armes de guerre peuvent devenir des objets d’art instantanés !
Et puis, bien évidemment, Pablo Larraín, par la plume des scénaristes Guillermo Calderón et Alejandro Moreno, dresse le portrait inédit d’une femme que l’on voit rarement à l’écran, à la fois perdue dans la vie, victime de ses pulsions, complexe dans ses choix, et manipulatrice sur les bords, prête alors à tout pour retrouver ce qu’elle a perdu, mais dans le but d’espérer devenir une meilleure femme, et mère, cette fois-ci responsable. Mais concrètement, Ema n’est pas le genre de femme avec laquelle on serait serein de vivre ; émotion que transparaît d’ailleurs très bien le personnage de Gael García Bernal, exceptionnel ici de culpabilité, d’amour, et de silence.
S’il laisse ainsi grandir une tension et un certain malaise face aux attitudes et motivations (pas toujours claires) du personnage principal, "Ema" a pourtant la force de conclure ce qu’il avait entrepris, et donc d’assumer totalement cette personnalité toxique, mise en avant, ce qui nous permet dès lors de découvrir un personnage comme on n’a pas l’habitude d’en rencontrer souvent au cinéma, et d’autant plus dans le cinéma d’auteur. Car ici, l’empathie n’est pas ressentie envers Ema, mais bien envers ses interlocuteurs. Et puis, que dire du final, glaçant, lequel ne passe pas par quatre chemins, et répond ainsi à toutes nos interrogations, de là à déranger.
Avec "Ema", Pablo Larraín met en scène une lumière brute, qui nous appelle, nous intrigue, et cela intensément, au regard de personnalité son anti-héroïne, perturbante et manipulatrice, et à laquelle on aurait donc tendance à tendre (trop vite) la main.