Signe(s) particulier(s) :
– sélectionné en Compétition officielle au Festival de Cannes 2019 ;
– film biographique sur l’objecteur de conscience autrichien Franz Jägerstätter, vénéré comme bienheureux et martyr par l’Église catholique depuis sa béatification par Benoit XVI en 2007 ;
– s’appuie sur les correspondance entre Franz Jägerstätter et sa femme Franziska, recueillies par Erna Putz et publiée en anglais par Orbis Books.
Résumé : Franz Jägerstätter, paysan autrichien, refuse de se battre aux côtés des nazis. Reconnu coupable de trahison par le régime hitlérien, il est passible de la peine capitale. Mais porté par sa foi inébranlable et son amour pour sa femme, Fani, et ses enfants, Franz reste un homme libre. Une vie cachée raconte l’histoire de ces héros méconnus.
La critique de Julien
Terrence Malick. Si l’on devait citer le nom d’un réalisateur atypique à l’aura mystérieuse, alors ce serait bien le sien. Bien qu’il n’eût tourné que quatre longs métrages de 1973 à 2005, le réalisateur en a mis en scène pas moins de six films ces huit dernières années, dont "The Tree of Life", récompensé de la Palme d’or au Festival de Cannes en 2011. Lui, dont les apparitions en public et les interviews sont extrêmement rares, est un cinéaste dont la filmographie est reconnaissable parmi mille. Pourtant, il nous est impossible de la qualifier, tant elle est à la fois unique, et plurielle. Ambitieux, métaphysique, contemplatif, mystique, son cinéma témoigne de son propre regard sur le monde qui l’entoure, et le questionne, entre poésie existentielle, errances et cosmologie, foudroyant alors le regard par ses choix picturaux aussi grandiloquents que proches d’une nature intacte. Montage déstructuré, narration décentrée, intemporelle, caméra expérimentale, ses films laissent aussi beaucoup de monde sur le carreau, et on comprend pourquoi. Pourtant, avec "Une Vie Cachée", le cinéaste met en scène une histoire profonde inspirée de faits réels, au travers d’un film plus classique vis-à-vis de ce qu’il a réalisé ces dernières années, et qui raconte ainsi un récit qui possède un commencement, et une fin, mais sans doute pas ici dans l’âme, qui persiste ici, au-delà de la mort.
Autriche, 1939. Le paysan Franz Jägerstätter (August Diehl), né et élevé dans le petit village de St. Radegund, travaille ses terres. Marié à Franziska (Valerie Pachner), le couple, membre important de la communauté rurale unie, vit alors d’une vie simple au fil des années, marquée par l’arrivée des trois filles. La Seconde Guerre mondiale éclatera alors, et Franz suivre une brève formation militaire, sans y adhérer. Mais alors que la guerre touche à son apogée en 1943, Jägerstätter et les autres hommes valides du village sont alors appelés au service actif, ce que refusera formellement Franz. En effet, il s’opposera au nazisme, et donc à l’exigence de prêter serment d’allégeance à Adolf Hitler, ainsi qu’au Troisième Reich. Objecteur de conscience, il sera alors emprisonné, fidèle à ses valeurs, et condamné à mort.
"Une Vie Cachée" nous raconte ainsi l’histoire de cet homme-martyr, qui se sera battu pour sa liberté, et pour ce qui est "juste". C’est en cela que le film de Terrence Malick retrouve ici notre adhésion, présentant enfin de vrais enjeux. Son film se veut donc narrativement rassurant, et nous emporte facilement avec lui, au contraire de ses précédents. Pourtant, même si ce récit est linéaire, "A Hidden Life" (en version originale) baigne pleinement dans l’univers de l’auteur, lui qui s’est ici inspiré des écrits de la biographe de Franz Jägerstätter, Erna Putz, afin de retracer son parcours. Il y a ainsi la beauté subjuguante des images, portée par la photographie d’Emmanuel Lubezki, anciennement opérateur steadicam de ses quatre derniers films, lequel remplace ici Joerg Widmer à la tâche. Car Malick a aussi l’habitude de tourner avec la même équipe, même s’il sort un peu ici des sentiers battus, lui qui a notamment fait appel à James Newton Howard pour la superbe partition de son film.
Le cinéaste filme alors en parallèle la beauté des étendues vertes du Tyrol du Sud et la prison berlinoise dans laquelle Franz est enfermé. Certes, c’est grâce à sa force en l’amour qu’il a pu rester fidèle à lui-même, mais surtout grâce au soutien insensé de son épouse, Fani. Amateur de voix-off, Terrence Malick jette alors son dévolu sur les correspondances par lettres que s’écrivaient les époux, se renforçant mutuellement, malgré, d’une part, la menace de la mort pour l’un, et, d’autre part, l’ostracisme communautaire. Sa caméra joue alors en perpétuel contraste entre la liberté de l’une, et l’enfermement de l’autre, passant de la lumière aux ténèbres. Cependant, trop de plans finissent ici sur fonds noirs, ce qui aboutit malheureusement en une sorte de succession de tableaux parlés quelque peu répétitifs, ce qui tranche net avec le rythme du film, qui s’évade ainsi, et divague parfois nébuleusement. D’ailleurs, si on apprécie énormément le travail effectué sur le rendu visuel, privilégiant la lumière naturelle et les endroits naturels assez sublimes, on reste moins convaincu par la durée aberrante de ces échanges à distance, au travers desquels les personnages s’interrogent sur la vie, leur situation, et leur foi. Oui, on peut aisément dire entre nous que "A Hidden Life" aurait facilement pu durer trois gros quart d’heure en moins dans sa seconde partie, malgré un somptueux emballage visuel, et des répliques qui portent à réfléchir, et surtout à s’exclamer contre la bêtise, l’horreur et l’injustice de cette Seconde Guerre mondiale. En effet, comme le dira très bien l’épouse du malheureux, "à quoi tout cela aura-t-il servi ?"...
De plus, malgré ses propos, sa beauté et ses interprétations, "Une Vie Cachée" peine à émouvoir, étant donné sa durée et notre position extérieure qui nous amène à contempler l’ensemble, plutôt qu’à le vivre. Pourtant, ce choix reflète l’état d’esprit dans lequel Franz Jägerstätter vit ce qui lui arrive, mais de l’intérieur. En témoigne les dialogues de ses interlocuteurs allemands, volontairement non-traduits, comme si Malick avait fait le choix de nous isoler avec son personnage. D’ailleurs, en parlant de langage, on ne comprend pas bien pourquoi les personnages principaux s’expriment en anglais, eux qui proviennent pourtant d’un village isolé d’Autriche (St. Radegund), où ils ne sont censés connaître que l’allemand. Qu’importe…
Malgré tout cela, le film, dans sa dernière partie, retombe les pieds sur terre, et marque dans son discours, face à cet homme, prêt à tout pour ne jamais détourner le regard de ses convictions, lors de son procès. Cela est en soi un exemple de bravoure, de courage inconditionnel, mais également d’amour à toute épreuve, plus fort que tout. Et comme la dernière phrase du roman "Middlemarch" (1871) de George Eliot nous le dit, et nous le rappelle lors d’une citation en toute fin de film, "... nous en sommes redevables en partie à ceux qui ont vécu fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes délaissées.". Ainsi, ces personnes de l’ombre ont prôné leur liberté, en circonscrivant le pouvoir des autorités civiles et religieuses, loin de toute déloyauté ou lâcheté, mais uniquement par acquis de conscience et rejet de soumission, et d’autant plus ici envers le mal absolu.