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Cinécure est un site appartenant à Charles Declercq et est consacré à ses critiques cinéma, interviews sur la radio RCF Bruxelles (celle-ci n’est aucunement responsable du site ou de ses contenus et aucun lien contractuel ne les relie). Depuis l’automne 2017, Julien apporte sa collaboration au site qui publie ses critiques et en devient le principal rédacteur depuis 2022.

Ken Loach
Sorry We Missed You
Sortie du film le 30 octobre 2019
Article mis en ligne le 18 novembre 2019

par Julien Brnl

Signe(s) particulier(s) :
 présenté en Compétition officielle au Festival de Cannes 2019 ;
 le titre du film ("désolés de vous avoir manqué") fait à la fois référence ici à la formule écrite laissée par les livreurs de colis quand ils trouvent porte close à l’adresse livrée, ainsi qu’à la situation des parents en question, contraints de délaisser leurs enfants.

Résumé : Ricky, Abby et leurs deux enfants vivent à Newcastle. Leur famille est soudée et les parents travaillent dur. Alors qu’Abby travaille avec dévouement pour des personnes âgées à domicile, Ricky enchaîne les jobs mal payés ; ils réalisent que jamais ils ne pourront devenir indépendants ni propriétaires de leur maison. C’est maintenant ou jamais ! Une réelle opportunité semble leur être offerte par la révolution numérique : Abby vend alors sa voiture pour que Ricky puisse acheter une camionnette afin de devenir chauffeur-livreur à son compte. Mais les dérives de ce nouveau monde moderne auront des répercussions majeures sur toute la famille…

La critique de Julien

Après notamment "Le Vent se Lève" (2006) et "Moi, Daniel Blake", Palme d’Or à Cannes en leur temps, le réalisateur Ken Loach concourait une nouvelle fois cette année-ci pour la remporter avec son dernier film, intitulé "Sorry We Missed You", toujours aidé au scénario par son acolyte Paul Laverty. Alors qu’il dénonçait le nouveau système d’aide sociale (ESA - Employment and Support Allowance) mis en place au Royaume-Uni depuis 2008 dans son précédent film, le cinéaste britannique poursuit son œuvre militante, sa lutte pour les droits des travailleurs, au sein d’une nouvelle radiographie des dérives du capitalisme et de ses répercussions sociales qui frappent son pays.

Dans ce drame extrêmement pessimiste, Ken Loach nous emmène dans le foyer précaire, mais soudé, des Turner, à Newcastle. Alors qu’ils rêvent d’être propriétaires (après un premier échec quelques années auparavant), Ricky et Abby travaillent dur pour offrir à leurs deux enfants une vie seine, et subvenir à leur besoin. Elle est assistante à domicile pour personnes âgées, lui enchaîne les jobs mal payés, jusqu’à ce qu’une opportunité s’offre à lui : celle de devenir chauffeur-livreur, avec un statut d’indépendant, pour une entreprise livrant à domicile des produits commandés sur Internet. Abby vendra alors sa voiture pour financer l’achat de sa camionnette, tandis qu’Abby se rendra dorénavant chez ses clients en bus. Ricky, quant à lui, fera très vite les frais de ce nouveau travail. Exigences de la boîte pour laquelle il travaille, frais imprévus à sa charge, rendements, pénalités financières implacables... Son implication dépassera alors les limites du raisonnable et du supportable. Mais les premières victimes de cette situation seront les enfants du couple, et dès lors leur vie de famille...

Vous connaissez sans doute le service Uber, vous qui avez déjà peut-être utilisé cette application mobile de mise en contact d’utilisateurs avec des conducteurs réalisant des services de transport. Active à Bruxelles, celle-ci a d’ailleurs fait la une des journaux en début d’année, étant donné que les chauffeurs privés qui offraient un service de transport ne disposaient pas tous de licence taxis, ce qui est illégal en soi... En fait, Uber, c’est une technologie moderne hautement équipée, et dont le concept s’est étendu à plusieurs secteurs économiques, ce qu’on appelle le principe de l’uberisation.

Dans "Sorry We Missed You", Ken Loach met d’ailleurs en scène une variante de ce service, étant donné qu’un chauffeur-livreur se tue ici à la tâche dans sa camionnette (achetée par ses frais), pour apporter des colis d’un endroit à l’autre de la ville, de rue en rue, sans arrêt, et sans avoir le temps de s’arrêter pour faire une pause pipi…

Du moins, c’est en tout cas ce qui arrive ici à ce père de famille, de plus en plus démuni. Fonctionnant avec une sorte de boîtier numérique recevant des signaux envoyés depuis une centrale satellite, Ricky devra se rendre d’un point à l’autre, éviter les retards pénalisants, et supporter la masse de travail, et surtout le manque de tissu social occasionné par ce job, bien plus qu’énergivore…
Ken Loach veut frapper fort ; il veut faire passer un message. Et en l’occurrence, il y arrive, et de manière implacable. Mais tout ce que le scénariste Paul Laverty fait subir à cette magnifique famille n’est pas forcément nécessaire, afin d’arriver à ce but.

Dure réalité, ou juste réalité ? On ne doute pas une seule seconde que d’innombrables foyers tournent actuellement à du cent à l’heure, mais pas pour les bonnes raisons. L’histoire, elle, semble ici s’apitoyer sur ces pauvres gens, interprétés avec une troublante et bouleversante authenticité, ce qui rend encore la chose plus difficile à voir. Paul Laverty en fait donc sans doute de trop. Un simple exemple qui le prouve réside dans les possibles désagréments que pourraient subir Ricky, et qu’il subira. On pense notamment à ce boîtier (à ses frais), via lequel il a accès aux adresses à livrer, et avec lequel il doit pointer chaque colis une fois arrivé à destination, ou encore à l’insécurité des situations de travail, et surtout son intensification, et donc sa désocialisation. Toute cette graduation se sent venir, et cela est très dérangeant, car elle sonne artificielle, prévisible. Rien ne lui sera épargné. Et trop, c’est trop. Mais le film, lui, va plus loin dans sa démarche, et ne nous parle pas que de l’uberisation, mais bien plus encore de notre façon de vivre, et dont le monde part en vrille. De manière non-équivoque, Loach et Laverty nous font bien comprendre que nous ne prenons plus le temps pour les choses essentielles, pour vivre ! Tout est trop rapide ! La mondialisation, ce véritable fléau ! En témoigne le final, d’une puissance inouïe, et d’un éveil des consciences on ne peut plus clair. On en est encore tout retourné. "Sorry We Missed You" fait donc réfléchir, et pas qu’un peu…

Dans ce foyer, il est donc question d’une honnête et belle famille qui se déchire, en commençant par un couple qui se sacrifie à la tâche, et qui ne sait plus trop où il en est. Normal, étant donné qu’il ne se voit qu’un jour semaine ! Ricky et Abby touchent droit au cœur, eux qui sont d’une amabilité extrême, laquelle les perdra sans doute... Il y a aussi ce gamin, en pleine crise, incapable de dire à son père que la seule chose qu’il souhaite, c’est de le retrouver, et de partager des moments avec lui. D’ailleurs, Ricky ne sait rien de lui. Et puis, quel avenir pour ce dernier, qui prend évidemment exemple sur son père. C’est vrai, à quoi bon faire études, comme son papa, si c’est pour finir comme lui ? Enfin, il y a cette ravissante demoiselle, qui s’intercalera entre son papa et son frère, en leur priant d’arrêter de crier. Bref, cette situation sociale de désespoir s’envenime à vue d’œil, à mesure que l’humain se cadenasse, et est cadenassé à du rendement s’il souhaite éponger ses dettes, et faire vivre les siens.

Ainsi, en quelques scènes poignantes, Ken Loach filme un monde qui s’écroule avant l’heure, et qui ne pourra tenir la distance sans prendre soin de ses pairs. Mais à défaut d’être trop fataliste, et peu équitable entre les bonheurs et malheurs d’une famille, le cinéaste réussit incontestablement à nous mettre mal à l’aise, et à nous interroger.

Noir, c’est noir. Humiliation et irrespect des valeurs humaines au profit de la technologie, capitalisme assassin et antisocial, tel est le joyeux programme de ce drame effroyablement nihiliste, emmené par une force de conviction, d’engagement, et d’interprétation hors du commun. Bref, servons-nous de notre cerveau, de nos mains et pieds pour travailler, et arrêtons de nous plaindre au quotidien. Car il y a toujours pire que nous.



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