Signe(s) particulier(s) :
– gagnant du Lion d’or à la 76ème Mostra de Venise 2019, soit le prix le plus prestigieux de ce festival, lequel devrait aussi permettre à son interprète principal d’obtenir l’Oscar du Meilleur acteur en février prochain, ce qui serait une première pour une adaptation de comics après celui du Meilleur acteur dans un second rôle remporté par le défunt Heath Ledger en 2008, pour son rôle posthume du Joker joué dans "The Dark Knight" de Christopher Nolan ;
– "Joker" ne s’inscrit pas dans le DCU actuel de la Warner, en compagnie de "Wonder Woman" ou "Aquaman", mais est plutôt construit comme un film indépendant, bien que son réalisateur, Todd Phillips, a déclaré en août 2019 qu’il serait peut-être intéressé par une suite, mais inscrite dans une démarche extérieure, plus sombre et plus expérimentale, quitte à créer le DC Black, et sans rencontre possible avec son ennemi juré, qui est "Batman".
Résumé : Le film, qui relate une histoire originale inédite sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l’ennemi juré de Batman. Il brosse le portrait d’Arthur Fleck, un homme sans concession méprisé par la société, qui bascule peu à peu dans la folie pour devenir le Joker, un dangereux tueur psychotique.
La critique de Julien
Put on a happy smile on that face ! C’est peu dire que l’on attendait de pied ferme cette nouvelle version fantasmée du célèbre personnage du Joker, interprétée ici par Joaquin Phoenix, lequel a perdu vingt-cinq kilos pour ce rôle, mais qui devrait lui offrir son premier Oscar après quatre nominations déjà. Quatre, c’était aussi le nombre d’acteurs qui avaient jusque-là endossé le rôle de l’ennemi juré de "Batman" à la télévision ou au cinéma, après Cesar Romero, Jack Nicholson, Heath Ledger et Jared Leto.
Réalisé par Todd Phillips, principalement connu pour avoir mis en scène des comédies telles que la trilogie "Very Bad Trip" ou encore "Date Limite" (2010) (tandis que son dernier film en date, "War Dogs", s’éloignaint déjà un peu du pot), "Joker" marque un certain tournant dans la carrière du cinéaste, lequel, avec l’aide de son co-scénariste Scott Silver, a souhaité ici écrire sa propre version de ce qui pourrait faire naître un type comme le Joker, au travers d’un récit, certes violent dans ses représentations, mais abordé via un prisme du film d’auteur et du thriller psychologique, ne suivant donc pas les codes des blockbusters super-héroïques actuels, mais en signant bien une exploration de la folie créée de toute pièce par l’ignorance de la société envers les laissés-pour-compte. Rires nerveux, et applaudissements dans la salle, c’est l’effet "Joker" assuré !
Certes, l’interprétation de Joaquin Phoenix est le principal attrait dont tout le monde parle en ce moment dans le milieu du septième art, mais nous, on aimerait avant tout parler ici d’une autre personne à part entière dans cette relecture du personnage, soit Gotham City. Avec son équipe technique, Todd Phillips parvient à donner un véritable cachet à cette ville à sang, que le Joker mettra, à son insu, à feu, alors en proie au chômage, aux immondices, à la criminalité, à la ruine financière, laquelle commence à s’effondrer de l’extérieur vers intérieur, laissant une grande partie de la population privée de ses droits, et appauvrie. L’insécurité y règne ainsi, tandis que le milliardaire et candidat à la mairie, Thomas Wayne (Brett Cullen), n’y voit là que la possibilité d’être élu en promesses d’allégeances bafouées faites à tous les habitants, lequel vit dans un monde à part où la frontière est bien installée entre riches et pauvres, tout comme l’animateur populaire d’émissions télévisées Murray Franklin (Robert de Niro), où Arthur Fleck rêve d’être invité un jour. Gotham porte ainsi ici les stigmates physiques d’une ville qui souffre, qui s’éteint, et se gangrène de jour en jour. Outre dans la série télévisée "Gotham", on avait rarement vu un film donner le la aux habitants de cette ville et à leurs cris pour se faire entendre, de là à commettre l’imparable, alors que les fripouilles et la mafia gagnent le contrôle des rues et des affaires, face aux politiciens et policiers corrompus, et à tout un système qui s’enfonce dans les abîmes. Et voilà qu’on en vient tout doucement à la première victime collatérale de cette histoire, qui n’est autre qu’Arthur Fleck, lequel travaille comme un clown et vit avec sa mère, Penny, à Gotham.
"Joker" s’ouvre alors sur un plan malaisant, au travers duquel on découvre cet homme rire de manière inappropriée, alors qu’il est en train de discuter avec un des membres des services sociaux de la ville, pour son suivi hebdomadaire, et afin d’obtenir les médicaments dont il a besoin. En effet, Fleck souffre de troubles neurologiques qui le font notamment rire à des moments inopportuns, ne reflétant pas ainsi les émotions qu’il ressent véritablement, ce qui lui causera des ennuis, lui qui a déjà été aussi enfermé jusque-là dans des centres pour sa folie. Humoriste dans l’âme, mais mentalement instable, il échouera alors dans son humble quête, démuni et méprisé par la société, dont les abus le pousseront à devenir le criminel que l’on connaît tous aujourd’hui.
And the Oscar goes to... Joaquin Phoenix ! Alors que Warner Bros souhaitait au départ que le rôle soit confié à Leonardo DiCaprio, dans l’espoir d’utiliser son attachement à Martin Scorsese pour le séduire, lequel était initialement assigné à la co-production avant de s’en détacher, c’est heureusement Phoenix qui a accepté de camper ce personnage, dans ce film qui n’introduit pas l’acteur dans l’univers de la bande-dessinée, mais bien l’inverse, et dont l’idée principale était de réaliser une relecture plus réaliste des origines du Joker, leur laissant ainsi une liberté de création considérable. Amaigri, et habité par ces traits reconnaissables, l’acteur est absolument grandiose dans ce rôle complexe, aussi bien de victime que de bourreau, né homme, façonné monstre par la dureté de son environnement et du monde (en l’année 1981), lui dont la mort aura sans doute plus de sens que son existence. L’acteur a ainsi joué le jeu du rire si particulier du personnage, et non loin sans difficultés (tel qu’il l’a révélé en interview), lequel s’est basé pour cela sur des vidéos de personnes souffrant de rire pathologique, mais aussi sur des livres d’assassinats politiques afin de comprendre les assassins et leurs motivations. Et l’intérêt fondamental de ce personnage réside sans doute dans sa capacité à nous faire passer par une multitude d’émotions à son encontre, allant de l’empathie au malaise, mais toujours contextualisées dans une démarche politique et sociale très forte et pertinente. Ainsi, la violence de ses gestes va de la légitime défense à sa vengeance envers l’être humain bien placé, qui mérite, dans sa négligence et moquerie du plus faible, un sort encore plus impitoyable que sa triste vie. Et Joaquin Phoenix est définitivement troublant dans ce personnage, lui donnant des allures d’un méchant loin des stéréotypes des antagonistes super-héroïques. Pour la prestation d’une folie aussi douce qu’amère, voire parfois totalement enthousiaste, et maniaque, l’acteur ne joue pas le Joker ; il l’est. Pourtant, sans la caméra de Todd Phillips, le film n’aurait pas été non plus le même.
Le réalisateur filme alors un brûlot sociétal, mais à l’allure d’un ballet clownesque, rythmé par la gestuelle impromptue et la personnalité décalée et écorchée d’Arthur Fleck. D’ailleurs, certains passages, malgré la gravité ou l’aspect meurtrier montré, parviennent à nous arracher un sourire, du aux réactions parfois nonchalantes, et initialement innocentes du personnage, lui qui ne s’attaque pas aux personnes qui ne lui ont jamais voulu de mal.
On assiste alors à la naissance du "Joker", au sein d’un récit de plus en haletant et profond, lequel ne lâchera plus le spectateur, jusqu’au final. Car la psychologie du personnage et les enjeux mis en place ont trop de sens que pour nous effleurer. Et à cet égard, Todd Phillips réussit à filmer une transformation d’une fluidité et d’une authenticité remarquable, sans non plus chercher à en faire de trop, car tout est ici bien pensé, et discuté pour sonner le plus juste possible. Bien aidé par une bande-originale puissante, glaçante et terrifiante, signée Hildur Guðnadóttir (auquel on doit notamment celle de la mini-série télévisée "Tchernobyl") et du Franck Sinatra (!), "Joker" se révèle alors terriblement efficace et prenant. On est alors ici autant diverti que remis en question à la découverte de ce visage de plus en plus grimé, qui s’impose comme l’un des plus marquant vu au cinéma cette année. Le film, lui, est de ceux qui ne s’oublie pas de sitôt, et provoquera de multiples réactions et discutions à sa sortie.
Quelques petites réservent viendront sans doute se loger dans les louanges en tous genres, telles que l’anachronisme entre l’âge du Joker lors de sa rencontre avec Bruce Wayne, étant donné qu’ils sont censés, d’un point de vue comics, se retrouver dans le futur, mais également des détails qui viennent contredire l’aspect voulu réaliste de l’ensemble. Mais tout cela s’inscrit dans un film qui s’inspire librement du caractère initial rencontré dans les comics, créant ainsi sa propre et nouvelle réalité, qui pourrait ainsi changer l’ordre des choses, et bien réécrire leur histoire...
Grinçant tel le rire du joker, édifiant quant au sort que la société réserve aux oubliés, "Joker" ne cache pas ses inspirations au cinéma sombre et poisseux de Martin Scorsese ("Taxi Driver" ou encore "La Valse des Pantins"). Mais il les utilise avec intelligence et intérêt pour développer une nouvelle histoire riche de son propre univers, et plus prêt de notre réalité qu’on ne le croit, qui marque ainsi un tournant important dans la réinterprétation d’une figure emblématique de l’art, en la personne ici du Joker. Car il serait dommage de retenir de lui qu’il n’est finalement que l’ennemi juré de Batman... Son cas mérite ainsi qu’on s’y attarde, et Todd Phillips le fait ici avec beaucoup de succès, et répartie pour l’être qui se cache sous le masque. Et si "Joker" n’était finalement qu’une mise en bouche ?
Sous l’enthousiasme du public, le film se termine alors que tout ne fait que que commencer... L’exercice auquel s’est lancé les producteurs et Todd Phillips prouve en tout cas toute l’audace du cinéma américain, car ce "Joker" est scotchant, perturbant, légitime, et interprété avec un charisme magistral.