Synopsis : Yoav, un jeune Israélien, atterrit à Paris, avec l’espoir que la France et le français le sauveront de la folie de son pays.
Acteurs : Tom Mercier, Quentin Dolmaire, Louise Chevillotte
Lors de la dernière Berlinale, la projection de Synonymes, le troisième long métrage de Nadav Lapid, a divisé le public et la critique. Certains criant au génie, d’autres ne voyant (par exemple) qu’un film prétentieux, bourré de tics, faussement "nouvelle vague", venant bien trop tard pour encore apporter quelque chose de neuf. Il fallait écrire ici ce rejet par certains (et que l’on peut comprendre lorsque même de grandes revues de cinéma, comme Positif ou Les cahiers peuvent avoir des perceptions totalement contradictoires de certains films). Quant au rédacteur de cette critique, il est sorti de la projection totalement bluffé, séduit, marqué, impressionné, secoué, ému. Le réalisateur relit et relie ses deux premiers longs : Le policier et L’institutrice pour transcender le cinéma avec une oeuvre quasiment inclassable. C’est donc un très gros coup de coeur, probablement très partial, pour ce film qui dépouille des identités pour une impossible reconstruction, tant pour Yoav que pour le rédacteur de cette critique, ou plutôt d’une (im)possible (re)lecture !
Ils le dépouillèrent de ses vêtements !
A plusieurs reprises durant le film, le corps est mis à nu, celui du "héros" qui fuit sa terre natale, un pays qu’il hait, pour une terre qui lui semble propice à l’accueillir. Et dès les premiers plans, c’est dans un appartement vide, dépouillé, nu, que l’acteur apparaîtra nu, affichant de façon virile sa judéité jusque dans l’intime. Se dévêtant pour se baigner dans un appartement froid, il sera dépouillé de ses vêtements et errera de haut en bas, de bas en haut, nu, sans la protection culturelle des vêtements, quémandant de l’aide. Il était nu. Il n’avait pas honte... mais il avait froid !
Ecce homo
Il n’a qu’un filet d’eau, une baignoire, quelques frictions pour seules protections, pauvres remparts pour un corps réduit à sa contingence d’être mortel : faible, fragile, sans pouvoir. C’est là qu’un couple, Emile et Caroline qui résident dans cet immeuble vont le découvrir. Un homme, cet homme-là, dont Caroline dira plus part, que dès ce moment, voyant l’homme, nu, fragile, elle voudrait "baiser" avec lui dont elle ne peut supposer alors qu’une probable judéité. Un homme qu’il faudra faire se reposer pour découvrir qu’il est vivant. Ecce homo !
Plus tard, l’on retrouvera cet homme, nu, sous le regard d’un photographe (amateur, il utilise une "tablette"). Photographe ? Pervers ? "La perversité n’existe plus" dira plus tôt Emile à Yoav. Photographe qui demande donc à celui qui voulait poser, car il est sans le sou (condamné à manger la même chose, tous les jours, à petit prix, pour 1,30 euro environ) de se dépouiller de ses vêtements. De s’allonger, nu. Qui l’invite de façon comminatoire à parler dans sa langue (alors que jusque-là, il s’y refusait), de se "toucher" (je ne masturbe jamais répondra-t-il). Cette contrainte-là (sans cependant que le photographe n’aille plus loin), ces mots demandés, exigés, amèneront Yoav, couché, démuni, nu, à parler, crier des mots qu’il ne veut pas dire. Ecce homo !
Un triangle affectif et possessif
Il y a un triangle "amoureux" entre Yoav, Emile et Caroline. Ou plutôt des duos qui se forment et défont ! Entre Emile et Caroline bien sûr. Entre Caroline et Yoav qui auront des relations sexuelles, occasion, à nouveau de découvrir la mâle nudité de son partenaire. Entre Yoav et Emile aussi. Surtout ! Oh, rien de sexuel, plutôt de sensuel, comme quelque chose à fleur de peaux, de mains, qui se frôlent sans se toucher. Une homosensualité déjà présente dans Le policier, celle qui se retrouve et s’exprime en creux dans ces endroits où se retrouvent des hommes virils (militaires, policiers). Ce sera moins explicite que chez Eytan Fox (par exemple dans Yossi et Jagger, 2002) plus proche, selon notre ressenti du triangle "amoureux" et "politique" dans Innocents : The Dreamers réalisé par Bernardo Bertolucci en 2003. Un lien lie et délie tout à la fois ces trois-là pour en faire des paires, des couples qui se cherchent, se trouvent et se perdent.
Je ne parle plus hébreu comme ils n’ont plus parlé yiddish
Yoav se refuse à parler hébreu, quasiment tout au long du film (à part deux ou trois scènes). Il répond en français à ceux qui lui parlent hébreu. Façon de manifester un déni, un refus, un rejet, une condamnation du pays qu’il a fuit/quitté (et sans être autobiographique Synonymes dit quelque chose de son réalisateur, de son "vécu" de sa relation avec Israël). A certains qui le lui reprochent il dira que ses grands-parents arrivés sur la terre convoitée, celle des ancêtres, refusèrent alors de parler yiddish. Il y a un avant et un après de la langue. Mais, s’agissant de parler une nouvelle langue, comment se l’approprier ? Un de nos professeurs qui faisait de la formation continue pour de jeunes émigrés leur disait l’importance de connaître la langue du pays qui les "accueillait". Il insistait particulièrement sur l’étymologie, car, connaître les racines d’une langue permettait de comprendre les impensés qui structuraient la culture dominante dans laquelle ils tentent de s’intégrer. Ici, pour Yoav, ce ne sera pas le biais de l’étymologie, mais le sens des mots, leurs synonymes. Comment exprimer quelque chose sinon par les variantes pour le dire, le crier, notamment dans les rues de Paris ?
Hector, Achille et histoires à donner et reprendre
Yoav en a des choses à dire, des histoires à raconter, à transmettre. Ainsi, son identification à Hector depuis sa plus tendre enfance, héros qui le marque, qui donne sens au soldat qu’il sera plus tard. Et ce mythe d’Hector et d’Achille est également un des fils conducteurs du film. Il participe aussi à ce qui anime Yoav, raconter son passé, son histoire, sa légende - littéralement ce qu’il en lit - comme pour exorciser le lien avec son pays. Catharsis qui lui permet de prendre distance avec son passé par les mots d’une autre langue. Yoav/Hector, ce héros fragile traverse Paris. La caméra, tantôt objective, tantôt subjective, suit ce porteur d’histoires. Ou, plutôt, ce passeur d’histoires, celles qu’il va confier à Emile. Celles qu’il donnera à Emile, écrivain. Celles qu’il lui reprendra, car le poids est trop payer de les avoir abandonnées pour s’alléger d’un fardeau identitaire trop lourd à porter.
Se relier sur des ponts de Paris
Bien qu’il s’agisse d’Israël et d’un Juif qui fuit son pays, rien de religieux dans cette histoire. Si ce n’est peut-être les ponts qui rallient et relient le trio/triangle et les duos "amoureux". Mais également la terre abandonnée et la terre que l’on voudrait accueillante ! Et il est intéressant de se référer ici à une étymologie très ancienne du terme religion, "faire des noeuds de paille" due à Guy Ménard [1] Cette première étymologie, quasiment tombée aux oubliettes, évoque un sens très ancien et très matériel du mot : celui d’un noeud de paille. Elle évoque plus précisément ces noeuds de paille qui servaient, à l’époque romaine archaïque, à fixer les poutrelles des ponts, et dont on confiait l’exécution au chef des prêtres — qui deviendra de ce fait pontifex, pontife, faiseur de ponts. Ce chef des prêtres, du fait de sa plus grande familiarité avec les puissances surnaturelles, était en somme considéré comme le seul à pouvoir ériger impunément cette transgression dans le paysage : relier entre elles deux rives que les dieux eux-mêmes avaient pourtant pris la peine de séparer d’un infranchissable fossé — qu’il était donc extrêmement périlleux de vouloir franchir, en même temps qu’il était aussi drôlement commode, et peut-être même nécessaire, de pouvoir le faire... Rien à voir avec les intentions du réalisateur, mais ayant "livré" son film, il n’en est plus le seul maître et nous avons été marqué par cette récurrence des ponts dans Synonymes. D’autant qu’il sera question de religion plus tard dans un groupe d’intégration civique. La religion ne s’exprime pas sur la place publique. la République est laïque. D’ailleurs "Dieu n’existe pas" ! Et donc, "Ce" qui devrait relier l’humain à la transcendance est dénié. Restent donc ces ponts... de Paris...
Questions identitaires
Yoav est en quête d’identité et il pense, rêve que la France la lui donnera. Il cherche ses mots, il les trouve. Ceux qui lui permettront de demander la nationalité française (après avoir épousé Caroline, qui lui est "offerte" par Emile !) de s’intégrer dans un groupe d’étrangers, eux aussi en quête d’identité française. Invités à se dire et s’exprimer dans leur langue. Invités aussi à exprimer les valeurs de la République (l’égalité des droits, la liberté de la femme, celle des choix des identités affectives) à entendre aussi que la laïcité est le ciment qui construit l’identité nationale. Invité à chanter un couplet de la Marseillaise, Yoav sera pris par les mots qu’il aura à dire/chanter avec véhémence, avec le support musical : "plus fort, plus fort, plus fort". Et finalement, l’identité française n’est-elle pas synonyme d’identité israélienne ? N’a-t-il pas quitté quelque chose pour retrouver son analogue ? Les mots et les maux seraient-ils finalement les mêmes ? Synonymes ?
Le juif errant ?
Yoav était en quête d’une identité. Il erre dès le début du film : nu dans un appartement ; habillé - souvent d’un manteau orange - dans les rues et sur les ponts de Paris. Il erre à travers les mots, synonymes qu’il crie pour arrêter sa quête et trouver un point d’arrêt, une terre d’asile, un endroit ou reposer. Pouvoir s’arrêter. Il erre entre Caroline et Emile sans trouver le juste point d’équilibre. Et lorsque les portes se ferment définitivement devant lui, que reste-t-il ? Partir ? Errer sans fin et sans identité. A jamais condamné à l’exil ? Pauvre Hector !
Un trio d’acteurs impressionnants
Malgré toute la maîtrise du réalisateur (et coscénariste), son film n’aurait pas cette qualité et sa densité sans son remarquable trio d’interprètes principaux, tout en symbiose (sans compter d’excellents seconds rôles). Parmi ce trio il faut cependant relever l’interprétation magistrale de Tom Mercier, dans un premier rôle à l’écran. Surgit de nulle part dans le milieu cinématographique, il habite son personnage et le film, le transcendant de sa propre judéité, affichant dans une pudique impudeur ses sentiments et un corps, celui qui exprime ce qu’il est, ses rêves, ses peurs, sa quête d’identité, celle de Nadiv Lapid. Ecce homo !