Synopsis : Lors d’une fête étudiante, Mariam, jeune Tunisienne, croise le regard de Youssef. Quelques heures plus tard, Mariam erre dans la rue en état de choc. Commence pour elle une longue nuit durant laquelle elle va devoir lutter pour le respect de ses droits et de sa dignité. Mais comment peut-on obtenir justice quand celle-ci se trouve du côté des bourreaux ?
Acteurs : Mariam Al Ferjani, Noomane Hamda, Ghanem Zrelli, Chedly Arfaoui, Mourad Gharsalli.
C’est en 2013 que Meriem Ben Mohamed publie un roman. Coupable d’avoir été violée dont on trouvera en note la présentation de l’éditeur [1]. Au terme d’un long combat, les violeurs de Meriem Ben Mohamed (nom d’emprunt) ont été condamnés d’une peine plus lourde en appel en novembre 2014.
C’est donc une "histoire vraie" qui est au coeur de ce film, mais elle est très librement adaptée par Kaouther Ben Hania à qui l’on doit Le Challat de Tunis un faux documentaire. Très librement, car si le thème et l’histoire de base sont les mêmes, en revanche, le cadre, les noms et la temporalité sont modifiés, notamment pour être "théâtralisés" en neuf plans-séquences d’une bonne dizaine de minutes. Cette théâtralisation et ces neuf scènes tournées chacune sans interruption accentuent l’effet dramatique, comme au théâtre (qui est, comme l’explique la réalisatrice, un plan séquence qui peut durer parfois 1h30 à 2 heures). Là où le roman commence par la présentation de Meriem (qui réside chez ses parents) en voiture avec Ahmed - qu’elle connaît -, leur relation intime, l’intervention des policiers la nuit du 3 au 4 septembre 2012, le film raconte l’histoire de Mariam et de Youssef. Mariam est dans un centre pour jeunes filles. Lors d’une soirée aux bénéfices de celles-ci, après s’être habillée d’une robe très sexy prêtée par une amie, elle va s’intéresser à Youssef qu’elle ne connait pas. L’intervention des policiers et le viol seront traités hors champ !
Parce qu’elle est formée au cinéma documentaire, parce que les plans-séquences demandent une grande rigueur et une préparation millimétrée, la réalisatrice a fait majoritairement appel à des comédiens issus du milieu théâtral et a répété plusieurs fois les scènes avec eux. Il en ressort une oeuvre forte au plan humain, théâtrale probablement ou a fortiori. Un critique de nos amis faisait part de sa déception. Il trouvait le film décevant au plan cinématographique : les plans étaient mal gérés, le scénario trop démonstratif, tandis que l’actrice principale avait dû mal à porter le poids du rôle sur ses épaules. Nous lui disions que l’on ne pouvait qu’adhérer au plan humain, que l’on pouvait rêver de quelque chose de bien meilleur, mais que le critique se mettait ici en retrait. Mais après cette mise en retrait, le critique est revenu à la surface et ne partagera pas la déception de son confrère. C’est que le film est un véritable coup de poing en plein visage. Une réalité brutale qui est montrée là. C’est aussi une critique de la Tunisie, celle du temps de Zine el-Abidine Ben Ali [2] mais aussi celle d’après son départ. Le choix des plans-séquences, la dramatisation apporte ici une rigueur formelle au film conférant une densité kafkaïenne au récit quasiment horrifique de cette jeune fille. Le cadre imposé par le plan séquence ne donne aucune case de fuite pour le spectateur et encore moins pour Mariam. Prise aussi dans un cadre juridique qui impose des règles strictes pour qu’un viol soit reconnu. Ce sera pour elle un parcours du combattant, parcours qui lui imposera de passer dans le commissariat où travaillent ses bourreaux. Peu sont prêts à l’aider et si l’un ou l’autre des protagonistes manifeste un peu de compréhension, l’on entend presque les pensées profondes (voire les impensés) de ses vis-à-vis que nous pourrions transcrire ainsi : "Ma soeur, ne t’étonne pas de ce qui t’est arrivé, tu es une véritable provocation avec ta tenue".
Le spectateur qui aura fait l’effort d’aller voir ce film ne devrait pas en sortir indemne. C’est qu’il sera confronté à une sorte d’universel qui marque encore nos sociétés, ici, "chez nous". Cela peut-être, de façon banale, la crispation face à l’utilisation de l’écriture inclusive pour les pays francophones. Ce sont aussi les listes électorales qui, si elles doivent compter autant de femmes que d’hommes, ne concrétisent pas cela (sauf exception) dans les Assemblées. Ce ne sont donc pas seulement (mais ce l’est aussi) les mariages forcés, ailleurs, mais ici les insultes, les agressions verbales et physiques... quotidiennes. Comme s’il fallait se justifier d’être femme. Le film nous a donné une même impression qu’avec Le Challat de Tunis ! Nous pensons que les acteurs n’ont pas dû se forcer pour jouer leurs rôles. Certes, ils sont acteurs (venant essentiellement du théâtre), mais ils sont aussi des hommes, entendons des "mâles". Et donc, bien qu’acteurs, le machisme plus ou moins (in)conscient qui les habite a dû "jouer" dans leur jeu, leur mise en scène ! La belle et la meute n’est pas un documentaire, ce n’est pas du "cinéma du réel". Mais, tout comme avec son film précédent — qui était un faux documentaire pour dire une vérité sur la société tunisienne — cette reconstruction est une véritable mise en avant de l’obscène (à savoir ce qui ne doit pas être montré sur la scène, ce que l’on ne voit pas, ne dit pas, n’entend pas comme les trois singes). Kaouther Ben Hania met donc en scène cet obscène de la société. Ce qui est caché, enfoui, depuis la fondation du monde. Caché à la société, à notre propre conscience ! La réalisatrice nous oblige à regarder, à écouter ce que cette femme a vécu. La fragilité de la jeune actrice Mariam Al Ferjani permet de faire écho de celle qui fut violée une nuit de septembre. L’actrice lui donne ici la parole. Elle est sa voix, mais aussi la voix de toutes les femmes qui, chaque jour, partout dans le monde, et ici dans nos pays, sont insultées, violées, violentées, tabassées, voire tuées !