Synopsis : Dans la famille de Justine tout le monde est vétérinaire et végétarien. À 16 ans, elle est une adolescente surdouée sur le point d’intégrer l’école véto où sa sœur ainée est également élève. Mais, à peine installés, le bizutage commence pour les premières années. On force Justine à manger de la viande crue. C’est la première fois de sa vie. Les conséquences ne se font pas attendre. Justine découvre sa vraie nature.
Acteurs : Garance Marillier, Ella Rumpf, Rabah Naït Oufella, Laurent Lucas, Joana Preiss.
Un film de "genre" ?
Grave est un film à ne pas mettre sous tous les yeux, un film de "genre" qui traite aussi du genre, de la famille, de l’atavisme, du bizutage, de l’animal et du sang. Film franco-belge (ou l’inverse ?) est tourné en partie à la Faculté de Médecine vétérinaire de l’Université de Liège. Et c’est grave ou pas (c’est selon !) parce que l’Ulg a donné l’autorisation de tourner à Julia Ducournau (non sans questionnement des autorités de la Faculté) parce qu’il s’agissait d’un premier film dont on pouvait supposer que la diffusion serait restreinte. C’est que la réalisatrice avait réalisé le court-métrage Junior (2011) et un téléfilm pour Canal Plus, Mange (2012)... mais tout cela était bien confidentiel, même si les thèmes abordés devaient déjà mettre la puce à l’oreille. Le court, Junior, traitait de la "la mutation reptilienne d’une ado très garçon manqué en jeune fille" tandis que le téléfilm racontait l’histoire d’une avocate, ancienne obèse, qui rencontre la personne qui lui a jadis pourri l’existence au collège et voudra se venger [A noter que Garance Marillier joue le rôle principal, celui de la soeur cadette, Justine. Elle jouait également le rôle principal de... Justine... dans.... le court Junior tandis qu’elle était présente pour un rôle secondaire (Anna) dans Mange].
Ici, pour l’Université, c’étaient surtout les dérapages et les échos médiatiques de certains bizutages hard qui pouvaient faire une mauvaise presse, une publicité contre-productive, bref que tout cela pouvait faire... "mauvais genre" ! Aucun problème cependant pour un film qui selon l’Univ’ n’irait pas bien loin dans la diffusion publique...
Un film de prix ?
C’était sans compter sur l’accueil du public et de certains festivals pour ce film entièrement tourné à Liège (essentiellement au Sart-Tilman et la caserne de Saive) ! Ainsi, à Cannes en 2016 où il obtient le Prix Fipresci de la critique internationale pour les sections parallèles, après sa présentation en compétition à la 55e Semaine de la Critique ou encore au Festival européen du film fantastique de Strasbourg 2016 où il remporte le Prix du public du meilleur film fantastique international et l’Octopus d’or du meilleur long-métrage fantastique international. Et encore le Sutherland Trophy du meilleur premier film au Festival du film de Londres 2016 ou le Grand Prix du meilleur film en 2016 lors du Festival international du film de Flandre-Gand. A cela il faut ajouter la même année l’Œil d’or du meilleur film de la compétition internationale et le Prix Ciné+ Frisson du meilleur film lors du Paris International Fantastic Film Festival. La moisson des prix se poursuit en 2017 lors du Festival international du film fantastique de Gérardmer où Grave obtient le Prix de la Critique et le Grand prix du jury !
Un doigt d’horreur ?
Grave est-il un film gore, un film d’horreur ? Non, pas vraiment, quoique ! Mais ce serait lui manquer d’honneur que de le cantonner à un film horrifique. Certes il y a un doigt de gore (et même bien plus !) dans ce film qui raconte l’histoire de deux soeurs végétariennes et cannibales et dont il est difficile d’en dire trop sans gâcher le plaisir de la découverte d’un film de genre, mais pas que. D’autant qu’il faut entendre ici le mot avec une double consonance, celle liée au cinéma dit de genre (comme le BIFFF ou Off Screen, parmi beaucoup d’autres) mais aussi une autre, liée à l’identité [qui acquiert aujourd’hui une place dans l’éducation au grand dam de certains "bien-pensants" (ou mal pensants ?)]. C’est que si l’histoire de Grave (Raw à l’international) se déroule sur fond de bizutage sanglant et sanguinolent elle aborde aussi le thème de l’identité avec un personnage gay... qui couche avec une fille, mais aussi celui de l’amour dévorant qui prend à bras le corps cette affirmation maintes fois entendue : "je t’aime tellement que je te mangerais". Comment partager l’amour avec une soeur et comment gérer une histoire de sang, qui se transmet, pourrait-on dire : par le sang depuis des générations ?
Justine ou les infortunes de la vertu !
Grave navigue ainsi sur le ligne de crête, entre premier et second degré avec beaucoup d’intelligence ! Toutefois, le premier degré, gore, assumé - ne serait-ce que pour la cohérence du récit - risque de rendre sa vision difficile aux "âmes sensibles" tandis que les autres eux, courent le risque de ne pas saisir, justement, les questions profondes que pose la réalisatrice à travers son film. Celle-ci "[Je] revendique le caractère protéiforme de mon film et n’aimerais pas qu’il se retrouve enfermé dans une case. De la même façon que dans la vie, je ne crois ni au genre masculin ou féminin, encore moins à une délimitation claire de la sexualité... Je vois des métamorphoses en permanence. La vie est trop courte pour n’être qu’un".
Grave traite également du bizutage qui n’est cependant pas le sujet du film même s’il en est un des fils conducteurs ou plutôt un contrepoint ou un point d’appui pour comprendre la violence de Justine, dont le nom renvoie à Sade, référence assumée par Julia Ducournau. Pour celle-ci, le bizutage, c’est du vent (mots qu’elle attribuera à Adrien dans son film) - même si l’on n’est pas dupe des questions que le bizutage pose au plan éthique, de la santé, du respect humain et les excès ont fait suffisamment l’actualité pour ne pas l’oublier - ou, encore "C’est de la mise en scène, du cinéma avec une durée précise. À la fin, chacun peut revenir au réel".
Le film se déroule dans une école vétérinaire et nous tire donc vers l’animalité, la nôtre, celle des protagonistes, celle de Justine et de sa soeur, deux femmes végétariennes - un comble dans cet univers - mais cannibales dans un film que la réalisatrice ne veut pas glauque. Au contraire, elle souhaite qu’il s’en "dégage un souffle libérateur".
A chacun de juger sur pièce ou pas, puisque le film n’est pas à conseiller à tous. Il est destiné à un public averti et/ou cinéphile qui va y retrouver Ruben Impens, comme chef opérateur (il a travaillé avec Felix von Groeningen sur Alabama Monroe et Belgica) et Jim Williams (qui a travaillé notamment sur Kill List de Ben Wheatley) et à qui Julia Ducournau a demandé de ne pas lésiner sur le lyrisme pour son film qu’elle envisage comme une tragédie antique... moderne !