Présentation BRFF : Veniamin, un adolescent pas comme les autres, vit en Russie baltique. Il plonge dans une lecture frénétique de la Bible et rejette l’enseignement qu’on lui prodigue, s’insurge contre les jeunes filles portant un bikini au lieu d’un maillot une pièce, met en cause la théorie de l’évolution en biologie… Il ne tendera pas non plus l’autre joue, mais plutôt le poing et la colère. Kirill Serebrennikov nous livre une oeuvre dérangeante à l’humour décapant. Sa mise en scène splendide, faite d’audaces visuelles et de plans séquence chorégraphiés donnent de l’urgence à ce terrible récit, son travail sur les couleurs lui insufle de la vie, et ses acteurs tous parfaits rendent très convaincante cette plongée infernale dans l’obscurantisme. L’intégrisme religieux est donc bel et bien au coeur de ce film à la fois drôle, glaçant et d’une terrible actualité.
Acteurs : Petr Skvortsov, Victoria Isakova, Julia Aug, Aleksandr Gorchilin.
Primé lors des des 29e European Film Awards 2016
Des applaudissements !
Le film a été présenté dans la section Un Certain Regard du dernier Festival de Cannes. Le BRFF 2016 en propose la vision au public du Festival. Un ami critique, Nicolas Gilson, qui l’avait vu à Cannes, m’avait signalé ce week-end l’intérêt de ce film. Et le prêtre que je suis, journaliste pour un média chrétien ne pouvait, bien sûr, qu’assister à la projection presse ! Avant toute chose, la plus grande surprise est venue à la fin : plusieurs de mes confrères se sont mis à applaudir. C’est assez rare pour être signalé, bien que cela se soit représenté pour quelques autres films et m’oblige cependant à élargir mon champ de réflexion. Mais, il faut commencer par le début cette critique qui sera écrite en "je".
Au commencement était... Martyr
Ou plutôt Märtyrer, une pièce de théâtre, publiée en 2012 par Marius von Mayenburg à l’âge de quarante ans. Celle-ci a un montage de type cinématographique, en 27 tableaux et traite de la crise d’adolescence d’un jeune catholique, Benjamin, qui se "radicalise" à la lecture - littérale - de la Bible. A l’arrivée, il y a un film avec un glissement par rapport à la pièce (et celui-ci pourra surprendre qui a assisté à celle-ci) qui est plutôt une comédie sociale. Celle-ci évoque "la pudibonderie et l’ordre moral imposé par certains croyants". Voir, par exemple la courte vidéo relative à la représentation de Martyr au Théâtre Auditorium de Poitiers (TAP) au bas de cet article. J’invite ceux qui souhaitent aller plus loin dans la réflexion à lire cette page qui traite de la représentation de Martyr au Théâtre National de Strasbourg et à en visionner les vidéos ou encore celle-ci (Théâtre de l’Idéal à Tourcoing).
D’une pièce au film
Kirill Serebrennikov adapte donc cette pièce et la transpose dans un univers russe, bien plus sombre, glauque que celui de la pièce telle qu’elle a été mise en scène en France. Kirill est metteur en scène de théâtre, de télévision et de cinéma, il est le directeur artistique du Centre Gogol depuis 2012. Il est bouddhiste (ce n’est pas une religion) et transpose la pièce du catholicisme à l’orthodoxie. Il situe l’action à Kaliningrad (anciennement Königsberg où Kant est né), fait du directeur une directrice (c’est plus fréquent en Russie), ajoute des personnages et en change certains. Ses comédiens adultes sont connus en Russie tandis que les deux jeunes gens (Veniamin et Grigoriy) viennent du théâtre. En adoptant le titre, jeux de mots, sur martyr et disciple/élève, le réalisateur déplace certains enjeux et se focalise aussi sur la relation de ces deux jeunes (avec aussi une composante homosensuelle). Là où dans la pièce les adultes étaient à distance de l’adolescent, le laissant à l’intérieur de son monde, de sa bulle, ici les interactions avec les adultes sont présentes, via notamment le professeur de religion et le prêtre orthodoxe. Les paroles et citations bibliques de Veniamin vont amener les adultes à prendre non seulement position, mais à modifier les règles du "jeu". Et si le prêtre ne joue pas celui-là et veut que Veniamin entre dans le sien et au service de sa cause, il ne remettra pas... en cause ses prises de position. Dans Kreuzweg le noyau familial était clos, replié tandis qu’ici, les règles bibliques (les citations bibliques sont exactes et incrustées dans l’image au fur et à mesure de leur proclamation et parfois vocifération) vont s’étendre à l’univers de Veniamin, sa mère bien sûr, mais surtout son école. Par ailleurs, le réalisateur déplace le lieu de certaines actions et amplifie le 26e tableau de la pièce (l’action par rapport à Grigoriy), atténue le 27e et dernier (la réaction de la professeur de biologie) et ajoute un élément supplémentaire pour clore le film. Ces divers éléments donnent une coloration différente du film par rapport au théâtre même si la majorité des dialogues et des citations bibliques sont repris.
Lecture politique ou psychologique ?
La lecture du réalisateur se veut plus politique et ancrée dans la réalité russe et en particulier les jeux de pouvoir de l’Eglise orthodoxe. L’on peut aussi entendre en arrière-fond notamment les discours russes homophobes, antisémites et réactionnaires qui font l’actualité. "En Russie, la religion est partout. Comme aux Etats-Unis, les prédicateurs ont envahi les chaînes de télévision russe. La religion est devenue la seconde idéologie officielle. Elle contrôle les cerveaux de tous. C’est une force trouble, dogmatique, qui répand l’obscurantisme. Les Russes aiment avoir un leader à suivre, plutôt que de réfléchir par eux-mêmes.L’Eglise est pourtant séparée de l’Etat. Mais la religion orthodoxe intervient à tous les niveaux de la société : l’armée, les institutions, la culture et surtout l’éducation. Elle décrète ce qui est bon et ce qui est mauvais. Elle suit l’idéologie officielle. Notre protagoniste découvre que le fanatisme lui donne du pouvoir. Personne n’osera s’opposer à lui, si ce n’est une enseignante, qui est athée". C’est ce que précise Kirill Serebrennikov. Toutefois, nous (tout comme une de nos consoeurs) avons plutôt vu une dérive psychologique du "héros" qui est empoisonné par sa lecture littérale de la Bible ! Pour le dire de façon triviale, le garçon a un "grain" ! En tout cas, Pyotr Skvortsov (né en 1994) excelle à rendre son personnage d’une adolescent de 15/16 ans complètement flippant et hallucinant.
Lecture littérale ou pas ?
L’un des enjeux est celui de la lecture littérale de la Bible (mais ce pourrait être le Coran !) par Veniamin. C’est sa professeur de sciences qui s’oppose à lui. Elle veut le faire de façon scientifique et va scruter (même racine que épiscope, évêque !) les textes pour y découvrir failles et contradictions et les opposer à son élève. Mais ce faisant, ce sera une aporie parce que son mode de fonctionnement est le miroir de celui de Veniamin. On pourra relire ici mon article Une passion pour le septième art qui ouvre la piste d’une théologie narrative (voire cinématographique) pour pouvoir relire autrement des récits qui ne sont pas opposables aux tiers. Quoi qu’il en soit, la lecture au pied de la lettre n’est pas fondamentalement différente de celle de nombre de croyants protestants, mais aussi catholiques dans les récits de miracle, par exemple. Ici, le jeune homme en fait des impératifs et diktats absolus et il n’y aurait que des différences de degré par rapport à l’interprétation et aux actes de certains croyants. Point n’est besoin d’aller jusque dans la ville de naissance de Kant. Souvenons-nous de ces catholiques, homophobes tranquilles, qui manifestaient par centaines de milliers, la fureur au coeur et quasiment la bave aux lèvres pour s’opposer au mariage pour tous. Finalement, il y a aussi beaucoup de Veniamin chez nos catholiques !
Le voir ou pas ?
Si le film est très intéressant, il l’est probablement moins que la pièce mise en scène dans divers théâtres (voire que la pièce lue pour son texte lui-même). C’est que le film étant très ciblé dans son théâtre (!) russe, il me parle moins et que ce décalage me met un peu à distance de la réalisation et du scénario. J’y ai vu plus la chronique d’une folie qui est ici extraordinaire par sa focalisation religieuse, mais je peux comprendre que des confrères soient enthousiasmés (jusqu’à applaudir) aussi parce qu’il y a des comptes à régler avec le religieux en général et l’Eglise catholique en particulier et qu’il peut ici y avoir catharsis. Je ne sais si l’on pourra voir ce film distribué en Belgique. S’il sort, je ne puis que conseiller de le voir même si je rêve d’une autre transposition, dans l’Eglise catholique que nous connaissons en Belgique ou en France.
Pour prolonger la réflexion, un dossier pédagogique sur la pièce de théâtre.
Vidéo :
Présentation de la pièce au TAP