Il fut un temps où je pensais les récits bibliques - tout particulièrement les évangiles - en termes cinématographiques. J’expliquais et m’expliquais les différences, voire les contradictions, entre les textes, notamment relatifs à la Passion, sur le modèle des réalisateurs de film.
Réaliser les évangiles ?
Ainsi, si quatre grands cinéastes avaient dû filmer la Passion, l’un aurait pu faire un flashback sur la vie de Jésus, un autre s’attarder sur les femmes en pleurs, un troisième faire un gros plan sur la couronne d’épines alors qu’un quatrième braquerait la caméra vers le ciel... pendant qu’une musique "appropriée" nous aiderait à pleurer et méditer.
Parlant avec des jeunes, nous nous disions que si l’on devait écrire aujourd’hui les évangiles, on en ferait un film, voire même selon certains d’entr’eux, on "raperait" la vie de Jésus !
Depuis, j’ai reçu une une formation théologique et exégétique et j’ai appris, tant par mes professeurs que par mes lectures, que les évangiles étaient un genre littéraire, qu’ils n’étaient pas des récits journalistiques mais une attestation de foi, qu’ils étaient "théo-logiques". Que dès lors ma comparaison avec le cinéma était boiteuse si elle sous-entendait au départ un événement de la trame de l’histoire dont on pourrait rendre compte "objectivement", pour le dire autrement que si l’on avait planté des caméras un peu partout sur le Golgotha, on aurait eu une image de la "vraie réalité" des choses.
Le deuil de la nostalgie !
Il m’a fallu faire le deuil de cette nostalgie. De ce qui a trait au Christ, sa vie, sa passion, sa mort et sa résurrection nous devons entendre l’interpellation à Thomas : "Heureux ceux qui croient sans avoir vu". Notre foi est avant tout "apostolique". C’est le témoignage que nous recevons et que nous avons à transmettre à notre tour.
Est-ce à dire qu’il faille pour autant abandonner mes premières intuitions "cinématographiques" ? Non, parce qu’entretemps, je me suis passionné pour la théologie narrative. Notre foi repose sur une histoire, sur un récit raconté, narré. Ce récit n’est pas d’abord compte-rendu de faits bruts, mais relecture d’histoires individuelles et collectives par des hommes, des femmes, un peuple qui y découvrent la présence de Dieu. Certes, ce récit n’est pas "opposable aux tiers" (qui ne liront donc pas forcément la même chose) mais il peut être lu et entendu par d’autres humains qui eux aussi sont imprégnés de récits. La littérature, depuis longtemps, le cinéma depuis un bon siècle, nous baignent dans de telles narrations.
Raconter que nous sommes des "glébeux" !
Que ce soit en salle ou en télévision, nous sommes confrontés, pour le meilleur et parfois pour le pire, à l’image. Films confidentiels ou grosses productions américaines ; à l’heure où se revendique une exception culturelle pour nos pays, mes émissions radio (sur RCF en Belgique) et ce site veulent rendre compte, de façon partiale et partielle, de l’actualité cinématographique. Il ne s’agit pas de recenser des films "religieux" mais de voir, dans la production actuelle, ce qui peut nous aider à comprendre notre commune humanité, ce qui fait de nous des "glébeux" (des humains, tirés de l’humus, selon le récit, l’un des récits, de la Genèse). Il ne s’agit pas tant de donner un avis technique de spécialiste - il y a bien d’autres sites et de personnes plus compétentes que moi - mais de rendre compte, d’émotions, tout simplement !
La passion du récit !
Cette dernière partie est empruntée à Shane Carruth, le réalisateur (et pas que) de Upstream Color, un film indépendant, expérimental et très "conceptuel". Lors d’une interview à propos de son film, le journaliste lui pose cette question : "Et pour finir, pourquoi faites-vous ça ? Qu’est-ce que vous aimez dans le cinéma qui vous motive ?". Je poste ici sa réponse parce qu’elle rejoint ma démarche et ma sensibilité tant vis-à-vis des récits bibliques où j’insiste à temps et à contretemps sur l’importance d’une théologie et d’une lecture narratives, d’une part, et que je partage, d’autre part, cette compréhension du cinéma comme un "récit". Il y a quelque chose à raconter, quel que soit ce "quelque chose" (comme justement avec Upstream Color). Cette passion du récit, c’est aussi la mienne. Parole donnée donc à Shane Carruth, pour conclure cet article : "J’aime le récit, la façon dont il existe et comment il faut s’en servir. On peut avoir écrit un paragraphe regorgeant de vérité, quelque chose d’universel, qui va loin, qui peut être réellement instructif, mais ça risque de ne pas être intéressant. On peut aussi imaginer un récit, raconter une histoire, et si on a bien travaillé, on n’a pas seulement retenu l’attention de quelqu’un assez longtemps pour l’emmener dans ce voyage, on a également découvert quelque chose dans la manière d’explorer une histoire. J’adore les récits et je trouve que le cinéma est le sommet du récit. Je ne sais pas ce qu’il en sera dans cent ans, mais pour le moment, être capable de communiquer de façon non verbale, tout en se livrant à une exploration, je ne vois pas ce qui pourrait être mieux. C’est ce que j’aime tant dans ce travail. C’est comme si on était branché directement sur le canal principal qui permet de ressentir les choses."
Charles Declercq