Synopsis : Chen est médecin dans une petite clinique de Kaili, ville brumeuse et humide de la province subtropicale du Guizhou. Il a perdu sa femme lorsqu’il était en prison pour avoir servi dans les triades. Aujourd’hui, il s’occupe de Weiwei, son neveu, qu’il aimerait adopter. Lorsqu’il apprend que son frère a vendu Weiwei, Chen décide de partir à sa recherche. Sur la route, il traverse un village étrange nommé Dangmai, où le temps n’est plus linéaire. Là, il retrouve des fantômes du passé et aperçoit son futur... Il est difficile de savoir si ce monde est le produit de sa mémoire, ou s’il fait simplement partie du rêve de ce monde.
Acteurs : Feiyang Luo, Lixun Xie, Yongzhong Chen
Kaili Blues ne devrait pas laisser critiques et spectateurs indifférents. Nous comprenons et admettons d’emblée que certains (peut-être les plus nombreux ?) n’y verront pas le chef-d’oeuvre que nous avons découvert. C’est que ce film se joue de nos codes de construction d’un récit. S’il y a récit et scénario dans ce premier film de Bi Gan - ou du moins s’il est possible d’en tenter une (re)construction - ceux-ci sont seconds et probablement secondaires par rapport à la poésie qui se dégage d’un film, tant dans les images que dans les sentences poétiques qui émaillent le film à de nombreuses reprises. A première vue, littéralement donc, nous avons songé à Apichatpong Weerasethakul et à son dernier film Cemetery of Splendor (Rak ti Khon Kaen) dont nous convenions en septembre 2015 que nous n’avions pas saisi toutes les clés tout en reconnaissant la beauté intrinsèque du film.
Si vous aimez qu’un film raconte une histoire, claire, bien structurée, avec un début, un milieu et une fin... vous serez déçus, très déçus et resterez sur votre faim ! Il y a bien une "histoire", une intrigue dans Kaili Blues [1], mais la connaître apporte très peu de choses. Comme nous, vous ne pourrez d’ailleurs la reconstituer qu’a posteriori en réfléchissant et "relisant" le film pour en démêler l’écheveau d’une structure qui se joue de la temporalité voire de la réalité. Nous ne savons pas clairement si le film est un songe, un rêve ou du réel, voire un mixte des deux. Il y probablement des images fantomatiques du passé (du futur ?) comme il y a des fantômes présents dans Journey to the Shore (Vers l’autre rive) de Kiyoshi Kurosawa (2015). Un film qui, comme Tropical Malady ou Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, se joue de nos conventions cartésiennes !
Essai de construction d’un récit !
Neuf ans avant le début du film, le fils de Sheng Monk, le patron de Chen (protagoniste principal du film) est capturé par un gangster rival. Celui-ci l’enterre vivant, après lui avoir coupé la main. Chen est révolté par cet acte barbare et tue ce rival de son patron. Chen est condamné à une peine d’emprisonnement. A sa sortie de prison il apprend que son épouse Zhang Xi [2] est décédée d’une maladie [3].
Chen a un frère ou plutôt, on ne l’apprend pas immédiatement, un demi-frère qui a un fils, Weiwei auquel Chen est très attaché au contraire de son père biologique. Ce dernier envisage même de vendre son fils. Celui-ci a une fascination pour les montres, les horloges et le temps qu’il dessine notamment sur les murs ou son poignet. Weiwei sera vendu à un horloger de Zhenyuan !
Chen travaille aussi en hôpital et Guanglin, une de ses collègues, apprend ainsi que Weiwei se trouverait à Zhenyuan. Elle raconte alors à Chen qui veut se rendre dans cette ville qu’elle y avait un ami (un amant ?), Airen, à qui elle avait promis une cassette et une chemise, jamais remis ! Guanglin confie donc cette cassette et cette chemise à Chen pour les remettre à Airen.
Chen se met donc en route et quitte Kaili pour Zhenyuan. Il ne s’y rendra pas directement, il semble bien difficile de réaliser cette quête, occasion de digressions temporelles et géographiques dans et à Dangmai une ville au bord du fleuve.Pour atteindre le but de son voyage (Airen) Chen recherche un groupe musical traditionnel de joueurs de pipe lusheng dont les musiciens Miao (NB : une ethnie minoritaire dont le réalisateur fait lui-même partie !) pourront ou pourraient le conduire à Airen.
Cette halte à Dangmai paraitra pour certains l’élément le plus déconcertant, voire déconcer-temps du film. Dans ce village, Chen va rencontrer diverses personnes de son passé et de son futur. Il fera ainsi un itinéraire avec un groupe dont l’un a étudié avec Airen (mais Chen ne le saura qu’ultérieurement). Il va découvrir qu’un homme qui a la tête sous un seau n’est autre que Weiwei... plus âgé. Il a dix ans de plus environ que le neveu que nous connaissions avant qu’il ne soit vendu à l’horloger ! Weiwei est puni par des conducteurs de motos qui sont ses rivaux.
Ce sera ensuite pour Chen l’occasion d’un long voyage en moto (non sans difficultés) pour rencontrer Yangyang, une jeune femme qui pourrait être un guide pour son retour vers Kaili. Cette femme va raccommoder la chemise de Chen [4] et le conduira ensuite dans un salon de coiffure où il trouve Zhang Xi, la coiffeuse. celle-ci ressemble exactement à l’épouse décédée de Chen.
Cette probable guide de retour, Yangyang, Weiwei, la coiffeuse Zhang Xi et Chen se rendent à un concert de rue (dont on a vu auparavant les chanteurs et musiciens qui ont fait une partie de la route en camionnette avec Chen). Chen se met alors à chanter (très mal !) accablé de tristesse.
Ensuite Chen se dirigera vers Zhenyuan où d’autres éléments de l’intrigue vont apparaître, notamment l’horloger et qu’ensuite le temps ce mettre a à couler vers le passé.
Ajoutons à cet essai de description de l’intrigue (qui n’est probablement pas ce que souhaite le réalisateur) que la musique est importante dans le film dont les fameux joueurs de pipe lusheng (que l’on entend parfois comme musique extradiégétique durant ce long métrage) ainsi qu’un fil ténu qui soutient le film, la culture de la minorité chinoise Miao. La poésie (au sens large) est importante et le film commence par une citation de Bouddha, le Sūtra du Diamant et est ensuite ponctué de sentences poétiques ou d’aphorismes. Ce sont des poèmes de l’oncle du réalisateur, Chen Yongzhong (qui joue le Chen dans le film) qui a écrit un recueil intitulé Lu Bian Ye Can (« Pique-nique au bord de la route », soit le titre chinois du film. Il est probable d’ailleurs qu’ils résonnent mieux en chinois que la traduction que nous découvrons dans les sous-titres.
Il y a aussi au coeur du film un plan-séquence qui nous a surpris et enchanté (alors même que nous ne prenions pas conscience que nous avions affaire à un vrai plan séquence de 41 minutes réelles et non artificiellement recréé comme dans Birdman). Ce plan intrigue parce qu’il suit Chen et parfois l’abandonne au gré d’un itinéraire entre des maisons. Un voyage dans l’espace (et le temps ?) qui déstabilisera l’homme occidental et rationnel. Toutes les frontières du réel sont éclatées. Le voyage un un songe, il est onirique, rêve éveillé qui nous fait écarquiller les yeux grâce aux images d’une caméra très fluide dont nous nous demandions comment les images avaient été filmées. Ce n’est que plus tard que nous avons appris qu’il ne s’agissait pas d’une caméra, mais d’un appareil photo, le Canon 5D Mark III ! Bien plus le "cameraman" était juché sur moto (certains en France - où le film est sorti à la mi-mars - ont pensé que la caméra était montée sur un drone !). C’est à un voyage fantastique dans ce village que nous convie le réalisateur en nous faisant emprunter un "ruban de Moebius" et nous "empruntons" cette comparaison à Morgan Pokée dans sa critique sur le site Critikat.
Nous sommes sorti de la salle les yeux grands ouverts, regrettant qu’une autre projection presse nous empêche de parler du film avec les très rares confrères qui ont assisté à la vision de Kaili Blues. Nous comprenons que beaucoup de salles ne se risquent pas à projeter ce film si intrigant et très ou trop poétique. Il faut ici mettre en avant Le cinéma Aventure à Bruxelles dont le directeur Jérôme Branders a choisi de le programmer. C’est risqué, mais nous osons promouvoir ce film auprès des auditeurs de RCF et nos lecteurs. Il demande une âme d’enfant et de poète pour être reçu à sa juste valeur, comme un cadeau pour les yeux et le coeur qui permet de traverser le temps autrement que dans une suite des Visiteurs !
Les récompenses du film
- Festival de Locarno : Prix du meilleur réalisateur émergent et Mention spéciale du Jury
- Festival des 3 Continents : Montgolfière d’Or
- Golden Horse Awards : Prix du meilleur premier film et Prix international de la critique
Nous n’allons pas nous parer des plumes du paon en paraphrasant le dossier presse et nous proposons donc une interview extraite de celui-ci pour ceux qui désirent prolonger la réflexion avant ou après le film.
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