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CINECURE
L’actualité du cinéma

Cinécure est un site appartenant à Charles Declercq et est consacré à ses critiques cinéma, interviews. Si celui-ci produit des émissions consacrées au cinéma sur la radio RCF Bruxelles, celle-ci n’est aucune responsable du site ou de ses contenus et aucun lin contractuel ne les relie. Depuis l’automne 2017, Julien apporte sa collaboration au site qui publie ses critiques.

Shane Carruth
Upstream Color
Sortie le 14 septembre 2017 au cinéma Nova à Bruxelles
Article mis en ligne le 27 août 2017

par Charles De Clercq

Synopsis : Dans le terreau d’une certaine plante se trouve une larve aux étranges vertus psychotropes. Introduite dans l’organisme humain, elle permet de manipuler l’hôte inconscient de ce qui lui arrive. Victime de cette expérience, Kris se retrouve dépossédée de son travail, de son argent, et finalement de sa vie. Quelques années plus tard, elle rencontre Jeff qui semble avoir vécu la même intoxication. Ensemble, ils suivent la piste d’un fermier qui semble étroitement connecté à ce qu’il leur est arrivé.

Acteurs : Amy Seimetz, Frank Mosley, Shane Carruth, Andrew Sensenig.

 En premier lieu, il y a eu Primer !

Ce film de 2013, le deuxième de son réalisateur, arrive seulement sur nos écrans et encore, de façon confidentielle, en salle expérimentale, comme le cinéma Nova, à Bruxelles. Déjà disponible en Blueray en version originale (mais pas sous-titrée en français) l’occasion est maintenant donnée au spectateur de découvrir la nouvelle œuvre de celui qui avait déjà réalisé Primer en 2004 avec très très peu de moyens (7000 $) dans lequel il jouait (comme dans Upstream Color) l’un des rôles principaux. Les fans de science-fiction et particulièrement ceux qui s’intéressent aux voyages dans le temps avaient été séduits à l’époque par la logique de ce récit, ses implications, la gestion des boucles temporelles et des paradoxes qui y sont liés. Avec un langage parfois proche de la physique ou des mathématiques — Shane Carruth est mathématicien, développeur de logiciels de simulation de vol — le film ne comptait pas ou très peu d’effets spéciaux, mais était vertigineux. Il utilisait, en partie, le concept de « voyage lent dans le temps », déjà développé en 1979 par Ian Watson dans la nouvelle The very slow time machine (La machine à voyager très lentement dans le temps, in Chronomachine lente, chez J.-C. Lattès en 1981) [1].

 Neuf années plus tard !

Upstream Color aurait dû être son troisième film et il n’est que le deuxième et, espérons-le, pas le second ! C’est qu’un autre projet du réalisateur n’a pas pu se concrétiser faute d’interlocuteur s’y intéressant. Après avoir vu Upstream Color l’on pourra se dire qu’il ne fait rien pour (se) faciliter la vie et l’avenir ! Pendant le film, autant dire que le cerveau était empli de points d’interrogation. C’est que, si l’on est habitué à une structure narrative classique, le film a de quoi désarçonner. Il est bien difficile d’y trouver une logique, une histoire cohérente, un genre cinématographique et, pour l’écrire de façon simple, une « histoire » à raconter et donc à vivre, voir et écouter. A la sortie du film, j’ai (impossible de ne pas utiliser la première personne du singulier pour un film aussi singulier !) résumé mes sensations par ces mots « un film très conceptuel et très expérimental » ! A qui pourrais-je « vendre » ce film ? En tout cas pas sur les ondes de RCF ou les colonnes de Dimanche ! Peut-être sur ce site ? Prendre le temps d’un article qui sera à peine lu et par qui ? C’est que le film déstabilisera les spectateurs traditionnels tout comme les cinéphiles.

Et puis, il s’est passé quelque chose, comme un ver qui rentre dans une pomme et que l’on ne voit pas à l’extérieur, le film me travaillait de l’intérieur, il me remuait les tripes comme si quelque chose s’y déplaçait, mais aussi dans la tête. Comme si celle-ci et le cœur étaient mobilisés par une expérience intense, très sensorielle, parfois onirique, avec une envie folle (au vu de ce que j’avais vu !) de... revoir le film. Mais aussi de m’informer, de poursuivre mes recherches ! J’avais visionné un film quasiment sans histoire, cohérente en tout cas, et, en apparence au moins, avec une façon de filmer qui n’était pas sans faire penser à Terrence Malick (celui des dernières années) où le scénario était second, voire secondaire par rapport au ressenti ! C’est alors que je découvre une interview du réalisateur où il parle de l’importance du récit ! Contradiction ? Lisez plutôt.

 La passion du récit !

A la fin d’une interview consacrée à son film, le journaliste pose cette question à Shane Carruth : « Et pour finir, pourquoi faites-vous ça ? Qu’est-ce que vous aimez dans le cinéma qui vous motive ? ». Je poste ici sa réponse — en apparence contradictoire à ce qu’il réalise — parce qu’elle rejoint ma démarche et ma sensibilité tant vis-à-vis des récits bibliques où j’insiste à temps et à contretemps sur l’importance d’une théologie et d’une lecture narratives, d’une part, et que je partage, d’autre part, cette compréhension du cinéma comme un « récit ». Il y a quelque chose à raconter, quel que soit ce « quelque chose » (comme justement avec Upstream Color). Cette passion du récit, c’est aussi la mienne. Parole donnée donc à Shane Carruth, pour débuter cette critique : « J’aime le récit, la façon dont il existe et comment il faut s’en servir. On peut avoir écrit un paragraphe regorgeant de vérité, quelque chose d’universel, qui va loin, qui peut être réellement instructif, mais ça risque de ne pas être intéressant. On peut aussi imaginer un récit, raconter une histoire, et si on a bien travaillé, on n’a pas seulement retenu l’attention de quelqu’un assez longtemps pour l’emmener dans ce voyage, on a également découvert quelque chose dans la manière d’explorer une histoire. J’adore les récits et je trouve que le cinéma est le sommet du récit. Je ne sais pas ce qu’il en sera dans cent ans, mais pour le moment, être capable de communiquer de façon non verbale, tout en se livrant à une exploration, je ne vois pas ce qui pourrait être mieux. C’est ce que j’aime tant dans ce travail. C’est comme si l’on était branché directement sur le canal principal qui permet de ressentir les choses. » Invitation donc à découvrir un récit dans ce qui a toutes les apparences de ne pas en être un !

 A la recherche d’une cohérence !

Shane Carruth est réalisateur, scénariste, monteur, compositeur, distributeur de son film. Il a donc de nombreuses casquettes, mais aussi de cordes à son arc, ce qui n’est pas sans faire penser à Xavier Dolan ou, pour un cinéma plus expérimental et en tout cas absolument pas commercial, à Laurier Fourniau pour son film Low Notes. En fait, cohérence, il y a, mais celle-ci rend le film inclassable.

Le début fait songer à un film de genre qui conviendrait bien à un festival de l’étrange. Il y est question d’élever (et encore on ne le comprend que bien plus tard) des vers (rares en tout cas pour l’usage délictueux que certains en font). Ensuite quelqu’un va faire ingurgiter un de ces vers à une femme, Kris (Amy Seimetz). Le spectateur comprend ensuite que l’on a une « femme sous influence » ! C’est que sa personnalité est totalement abolie, comme sous hypnose éveillée. Le but étant de vider les comptes de la femme qui se retrouve sans rien.

Dans une deuxième partie (c’est quand même beaucoup moins clair dans le film !) cette femme rencontre un homme, Jeff (Shane Carruth) dont on découvrira à tâtons qu’il semble avoir vécu la même expérience que Kris. Ces deux-là vont finir par se parler, se lier, presque s’aimer comme pour faire barrage à ce qui leur est arrivé, à cette « possession » qui les a dépossédés d’eux-mêmes, de leurs biens, de leur travail et de leurs liens sociaux. Il seront presque des « amoureux seuls au monde ».

C’aurait pu être un film d’horreur qui tourne au cauchemar psychologique, mais ce n’est pas cela. D’ailleurs il n’y a pas à proprement parler de scène horrifique ! Le film se double ou se triple de trames secondaires. Ainsi un exploitant de cochons qui est aussi à la recherche de sonorités tout aussi expérimentales que ne l’est le film. Ce « fermier » va rencontrer Kris qui l’appelle au secours lors d’une rencontre fortuite, mais qui semble bien ne pas l’être. C’est qu’il semble bien y avoir un lien entre cet éleveur-musicien, les porcs et les vers. En effet ceux-ci pourraient avoir besoin de ceux-là comme hôte intermédiaire pour un cycle de vie qui passe aussi par une rivière.

A ce stade on se dira que l’on a de fameux spoilers. Certes, mais ne croyez pas que cela va vous aider. C’est que tout d’abord nous n’aurons pas de véritable réponse, hormis le fait que des autorités (dont on ne dit pas vraiment grand-chose) découvriront (après le meurtre ? du fermier) que des expériences ont été menées sur de nombreuses personnes attachées chacune à un porc, documents à l’appui.

On se dira, arrivé ici, que l’on est passé au format thriller. Que nenni, il y a bien autre chose, de beaucoup plus profond. Cela apparaitra notamment dans toute une série d’images (et de sons) qui vont mixer les univers intérieurs de certains protagonistes, leurs mémoires, fantasmes, craintes, le tout avec une volonté de vie ou de survie qui oblige Kriss et Jeff à trouver en eux-mêmes et avec l’aide de l’autre une porte de sortie ou de fuite. L’esthétique et le sensoriel sont alors à la fois premiers et déroutants dans cette volonté de se reconstruire. Il faut se laisser pénétrer par ce que l’on voit et l’on entend, laisser la raison se retirer pour se replier au plus intime de soi et y laisser pénétrer une œuvre fascinante, déconcertante, fascinante qui risque de travailler de l’intérieur et pendant longtemps, ceux et celles qui se seront laissé inoculer le ver qui est dans le film.



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