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CINECURE
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Jane Campion
The Power of the Dog
Date de sortie : 17/11/2021 et sur NETFLIX depuis le 1/12/21
Article mis en ligne le 27 décembre 2021

par Charles De Clercq

Synopsis : Phil et George Burbank sont frères. Phil, l’aîné, est un homme brillant et cruel. George, le cadet, s’avère être un homme doux et sensible. Ils viennent tous deux d’hériter du plus grand ranch de la vallée du Montana. Mais leur relation va vite se briser lorsque George va épouser Rose, une veuve de la région.

Acteurs : Benedict Cumberbatch, Jesse Plemons, Kirsten Dunst, Thomasin McKenzie, Kodi Smit-McPhee, Frances Conroy, Keith Carradine, Adam Beach

Avertissement : Si vous n’avez pas vu le film et/ou lu le livre de Thomas Savage, il est préférable de ne pas lire cet article qui contient des spoilers.

 De la Bible au roman

Le titre fait référence au 20e verset du Psaume 21 (ou 22 selon la Bible utilisée) dont la traduction est (dans la liturgie catholique), « Préserve ma vie de l’épée, arrache-moi aux griffes du chien », verset en exergue d’un roman de Thomas Savage, traduit, dans la version française de celui-ci, par « Sauve ma vie de l’épée et ma bien-aimée du pouvoir du chien. » et cité dans le dernier chapitre du livre, en faisant référence à la liturgie anglicane (les sous-titres français de Netflix proposent « et mon trésor du pouvoir du chien »). Le choix de ce psaume est déjà intéressant en soi car il s’agit de celui dont le premier verset a été placé dans la bouche de Jésus en croix « Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » par les auteurs des évangiles attribués à Marc et Mathieu. Là où l’on peut lire le psaume (dans une version catholique) comme une demande d’être délivré personnellement du « pouvoir du chien », dans la traduction choisie par Thomas Savage, il s’agit ici, à la fois d’un salut personnel et de celui de la bien-aimée. Celle-ci n’étant donc pas, dans le cas présent, l’amoureuse mais la mère. C’est en ce sens que Jane Campion, au tout début du film, à la fin du générique et avant les premières images, donne la parole à Peter, en voix off : « Après la mort de mon père, je ne désirais que le bonheur de ma mère. Quel homme serais-je si je n’aidais pas ma mère ? Si je ne la sauvais pas ? »

 Du roman au film

Thomas Savage (1915-2003) publie The Power of the Dog en 1967, roman qu’il dédie à son épouse. Si l’œuvre acquiert une certaine estime, le tirage reste confidentiel. C’est en 2002 qu’il sera réédité avec une postface d’Annie Proulx. C’est à ce moment que l’ouvrage est publié en langue française, traduit par Pierre Furlan et réédité en 2019, avec une nouvelle traduction de Laura Derajinski. A noter que c’est en 1997 qu’Annie Proulx publie la nouvelle Brokeback Mountain (qui sera adaptée au cinéma par Ang Lee en 2005). Toutefois, même si dans sa postface Annie Proulx aborde le thème de l’homosexualité, The Power of the Dog n’est pas une variation sur le thème de Brokeback Mountain, le livre (tout comme le film de Jane Campion) n’est pas un western gay, et probablement pas un western au sens où on l’entend habituellement. Si le livre n’est pas autobiographique, il n’empêche qu’il intègre le vécu de son auteur, marié et père de famille. Celui-ci était homosexuel, son épouse le savait avant leur mariage, et il se considérait comme un gay « dans le placard » ( « a closeted gay man »). Le roman aborde les relations de deux frères Phil et George, de Rose, la femme de celui-ci, et de Peter, fils de celle-ci d’un mariage précédent. Phil est l’ainé et apparaitra, au lecteur et au spectateur, cruel, avec une cruauté à la hauteur de sa virilité exacerbée. En ce sens, une des clés de lecture du roman tient dans cette phrase : « Mais Phil savait, Dieu en est témoin, il savait parfaitement ce que c’est que d’être un paria, et il avait détesté le monde par crainte que le monde ne le déteste le premier. »

 Trois hommes et une femme !

Le film de Jane Campion aborde les différentes relations entre les quatre protagonistes principaux dans cinq chapitres de longueur inégale. Il se déploie avec une certaine lenteur prenant le temps de montrer les hommes, les bêtes et la nature (le film a été tourné en Nouvelle-Zélande, mais l’on peut faire comme s’il l’avait été dans l’Ouest américain). Les hommes sont trois : Phil, l’ainé, qui a fait des études à Yale, vit à la dure, ne prend jamais de bain, ne quitte jamais ses vêtements de rancher. Malgré une apparence « brut de décoffrage » (il excelle a castrer à la main et rapidement un nombre impressionnant de taureaux et il n’est pas neutre d’ailleurs que le roman commence par cette scène-là !) mais il est avant tout un intellectuel cultivé. Il prend de haut son cadet George, qu’il trouve trop mou, taiseux et prompt à se faire duper par une femme intrigante qui le prendrait par les sentiments. Et, justement, George va tomber amoureux de Rose (vue, par Phil comme celle qui en veut à leurs biens) qui tient une auberge où l’on sert de la nourriture. Elle est veuve, son mari s’est suicidé et elle est aidée par son fils Peter qui parait frêle, fragile et qui veut faire des études de chirurgien (à l’image de son père). Phil va détester immédiatement Peter qu’il considère comme une chochotte, manquant de virilité, trop efféminé. Il sera la cible de ses nombreuses railleries et humiliations et plus encore sa mère Rose, qui sombrera dans la boisson.

 Les images de la masculinité

Pour rappel, il est encore temps d’abandonner ici la lecture de cette analyse du film. Les choses semblent claires pour tout le monde, les personnages sont bien campés, typés et l’on devine la suite de l’intrigue. Il en est une, essentielle, que l’on ne comprendra qu’à la fin du récit et qui donnera à certains l’envie de revoir le film. En effet, outre la préparation de la conclusion (que l’on pourrait définir comme se donner la corde pour se pendre - en faisant un très mauvais jeu de mots avec la mort du père de Peter !) l’on pourra être attentif à ce qui se cache derrière les apparences. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, car - tout comme Thomas Savage se cloitrait dans un placard - Phil a un secret inavoué qu’il nous sera donné de comprendre grâce à certaines images (la cachette secrète et ses revues, l’admiration pour son mentor feu Bronco Henry, les bains dans la rivière) et à ses rares confidences à Peter. Il y aura aussi la relation mimétique Bronco/Phil et Phil/Peter. Et justement, qu’en est-il des images masculines et viriles véhiculées par Phil et celles, absentes chez Peter ? Est-ce que la masculinité et la virilité sont vraiment présentes en deçà de la façade exhibée par Phil ? Est-ce que celle-ci ne cache pas une fragilité ou un secret que peut dévoiler un simple foulard ou des corps nus regardés depuis la rive ? L’on aura compris que Phil est homophobe parce qu’il refoule son homosexualité (probablement sublimée - au moins ? - dans sa relation avec Bronco) et qu’il voit en Peter, justement, tout ce qu’il rejette, ne veut pas être et vient remettre en cause sa conception de la virilité à laquelle il veut assigner Peter. Et, en l’occurrence, il est possible que Peter ne soit pas celui que l’on croit, ne soit pas la chochotte, le pédé, l’homo que « voient » Phil et ses cowboys. C’est que derrière cet enfermement dans des images négatives, que Peter traverse en gardant la tête haute, qu’il n’est pas celui que l’on croit et que l’on enferme dans une image de chochotte (qui fait des fleurs en papier, qui sert à table avec un torchon pour éviter les gouttes de vin, qui peine à monter à cheval, et semble bien freluquet) et qui pourtant puise ses racines dans sa relation avec sa mère, son désir de la protéger (notamment de Phil), le souvenir de son père (qu’il a dépendu après son suicide), mais aussi ses livres de chirurgie. Si finalement, derrière la fragilité apparente du jeune homme, il y avait une autre virilité, violente parfois, sourde, contenue qui puise ses ressources dans le contrôle de ses faiblesses grâce, notamment, à son intelligence qui fera dire au spectateur : ce coup-là, je ne l’avais pas vu venir ! Jeune homme qui, certes défend sa mère, mais estime que ce n’est pas être un homme que de lui obéir... car aimer/sauver, ce peut être dans la désobéissance !

 Un casting impeccable !

L’on peut conclure en notant un casting remarquable. Si reproche il y a, c’est minime et mineur, c’est dans le choix de Benedict Cumberbatch. Il est impressionnant dans son interprétation de Phil, mais peut-être un peu trop « anglais ». Le couple « Jesse Plemons et Kirsten Dunst » (ils sont aussi mari et femme dans la vie) fonctionne à merveille. C’est toutefois l’acteur Kodi Smit-McPhee qui transcende le film. Nous écrivions de lui, dans notre critique de Young Ones de Jake Paltrow que « le très jeune Kodi Smit-McPhee était très prometteur du haut de ses 17 ans au moment du tournage ». Le jeune australien (qui souffre de spondylarthrite ankylosante) a déjà pas mal de films à son actif et il déploie ici tout son potentiel.

NB : Sous la bande annonce, il sera question de la fin du roman et du film !

 Affiche et teaser

 Et à la fin... ? (!SPOILER !)

 !!!SPOILER !!!

Comment comprendre la fin du film à la lumière de celle du roman ?

Ce dernier se termine ainsi : "Peter fut assez ému pour chuchoter le verset des Psaumes qui l’avait tellement touché quelques heures plus tôt. ’Sauve ma vie de l’épée et ma bien-aimée du pouvoir du chien’. Il se demanda si l’on utilisait souvent ce livre de prières, s’il ne pourrait pas en découper ce petit bout et le coller à la place qui lui revenait dans son album : ce serait une note finale bien supérieure aux pétales de rose qui, bien que toujours rouges, avaient perdu leur parfum. Car sa mère était sauvée, à présent, grâce au sacrifice de son père et au sacrifice qu’il avait lui-même pu accomplir par les connaissances puisées dans les grands livres noirs de son père. Le chien était mort.

Dans l’un de ces livres noirs, un après-midi d’août, Peter avait découvert que l’anthrax – le charbon, ou la patte noire, comme on l’appelait par ici – est une maladie de l’animal qui peut se transmettre à l’homme, et qu’elle gagne sans difficulté la circulation sanguine par les coupures ou les crevasses de la peau quand on travaille le cuir brut d’un animal malade – par exemple lorsqu’un homme avec des mains abîmées utilise une peau contaminée pour tresser une corde."

Au moment ou Peter lui offre le cuir brut, Phil se demande un instant si le jeune homme ne veut pas l’amadouer pour qu’il n’attaque plus sa mère, mais Phil décide de laisser place à ses sentiments et émotions par rapport à la connivence qu’il ressent vis-à-vis de Peter.

Et dans le film ?

Jane Campion distille certains éléments dans son adaptation, parfois en accentuant légèrement le focus de la caméra, l’insistance de celle-ci sur un détail, pendant une ou deux secondes, les regards, les livres de médecine, les gants, la découpe de la peau, la blessure de Peter, la question posée au sujet de la mort des veaux, la mention de la maladie du charbon (anthrax dans le film)... L’on peut alors se demander si Peter a tout prémédité depuis le moment où il a découvert l’attitude de Phil par rapport à Rose et ses conséquences sur celle-ci. Ou, plus probablement que, grâce à son intelligence et ses talents, il a profité du kairos, du moment favorable, qui s’est offert à lui pour le concrétiser avec le don du cuir contaminé à Phil (la peau de l’animal mort du charbon ayant été prélevée - avec des gants - avec une potentielle intention de l’utiliser, mais sans savoir ni où, ni quand ni comment). Quoi qu’il en soit, la réalisatrice montre avec beaucoup d’élégance et sans en faire trop la façon dont le plan (plus ou moins prémédité) de Peter se réalise, lorsque Phil tisse, par amour et/ou passion pour le jeune homme, la corde qui, à défaut de le pendre, le conduira à l’issue fatale. Phil a entre ses mains l’instrument de la vengeance et c’est lui-même qui la tisse ! Au spectateur de se faire juge ou pas de l’homme qui, au-delà et en deçà de sa fragilité apparente, a eu la force de trouver un moyen de sauver sa mère, quel qu’en soit le prix.



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