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CINECURE
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Yórgos Lánthimos
The Killing of a Sacred Deer (Mise à mort du cerf sacré)
Sortie le 1er novembre 2017
Article mis en ligne le 27 septembre 2017

par Charles De Clercq

Synopsis : Steven, un brillant chirurgien, prend sous son aile un adolescent. Ce dernier s’immisce progressivement au sein de sa famille et devient de plus en plus menaçant, jusqu’à conduire Steven à un impensable sacrifice.

Acteurs : Nicole Kidman, Colin Farrell, Alicia Silverstone, Raffey Cassidy, Barry Keoghan, Bill Camp.

Le dernier film de Yórgos Lánthimos pourrait se voir, dans un premier temps, comme une relecture allégorique de la situation économique contemporaine de la Grèce à l’aide des mythes de son passé, ici celui d’Iphignénie. Entendons, des responsables de la nation ont commis une faute (par rapport aux règles européennes) et ce sera le pays tout entier qui devra payer un tribu, sacrifier ses œuvres vives pour compenser la faute. La perte sera irrémédiable. Toutefois, sans nier la pertinence de cette lecture « politique », nous explorerons d’autres pistes. Ce sont celles, typiques du réalisateur, qui touchent au cœur de l’homme (littéralement en quelque sorte) et de la cellule familiale. Ils ont des yeux et ne voient pas. Ils ont un cœur et n’aiment pas.

 Un film typique des univers de Yórgos Lánthimos !

Il faut d’emblée préciser que si vous n’avez jamais vu un film de Yórgos Lánthimos, il y a fort à parier que cette mise à mort du cerf sacré vous déconcertera. Au mieux. Au pire ce pourrait être un rejet et une immense déception à la dimension cosmique. Il en sera de même si vous vous avez « calé » sur Canines, Alps ou The Lobster. Nous n’oserons pas écrire « les trois », car ceux et celles qui ne sont pas « entrés » dans un des films du réalisateur grec ne feront pas l’expérience de deuxième ou troisième film. Si, en revanche, vous aimez ce que fait Yórgos Lánthimos, ce dernier film ne vous décevra pas, tant il condense au mieux les tropismes de ses films précédents, du moins depuis Canines en 2009, puisque nous n’avons jamais vu Kinetta (2005), ni ses courts ni sa comédie O kalyteros mou filos (2001).

Nous éviterons de trop écrire sur l’intrigue et son déroulement, sachant cependant qu’ils se trouvent facilement sur la Toile, publiés surtout par ceux qui ont détesté le film. Quand bien même, le dévoilement du film n’est pas dramatique, bien que l’aspect « thriller » soit une composante du film. Importante, mais pas essentielle, d’autant que certaines questions resteront sans réponse. The Killing of a Sacred Deer dure deux heures et c’est quasi à l’exacte moitié du film qu’une clé de lecture est donnée au spectateur et fera basculer le récit dans un tout autre genre.

 Un adolescent troublant...

Le début du film place le spectateur au cœur d’une personne sur une table d’opération chirurgicale. Les battements des vaisseaux liés au cœur qui bat, des mains gantées qui recousent le thorax, ensuite un masque que l’on enlève, ainsi que des lunettes loupe. Comme si, dès l’entrée, les mains, les yeux et le cœur étaient présentés comme formant l’essence du film ! Et pourquoi pas, puisqu’il s’agira de l’histoire de, ou plutôt d’une histoire qui concerne un cardiologue et une ophtalmologue réputés. Tout semble réglé comme du papier à musique entre l’hôpital, et ses couloirs arpentés, notamment, par Steven et le luxueux domicile qu’il occupe avec son épouse et ses deux enfants, un garçon et sa soeur aînée. Il y a aussi, un collègue anesthésiste... et un jeune homme, Martin. Celui-ci semble connaître le chirurgien avec lequel il entretient une relation troublante, voire trouble. Ces deux-là semblent se connaître et être liés affectivement. Un fils caché, inconnu ? Voire un amant ? Le chirurgien lui fait de luxueux cadeaux. Acceptés... mais pas totalement (ainsi une montre dont le bracelet en métal sera remplacé par un autre en cuir). Peu à peu et de façon insidieuse, le jeune Martin (Barry Keoghan, 24 ans, que l’on a pu voir, notamment dans Dunkerque, est ici excellent et bluffant dans le rôle d’un adolescent de seize ans) s’introduit dans la vie du chirurgien, sa maison, son couple, jusqu’à gagner la confiance des enfants. Sans trop préciser, il va se révéler (très partiellement) et révéler les uns aux autres. Nous avons pensé ici à Théorème de Pasolini (1968). Mais un Théorème fortement coloré d’autres références (ce sont les nôtres, et pas celles du réalisateur, et donc les liens que nous avons faits durant la vision). Ainsi : Harry, un ami qui vous veut du bien (Dominik Moll, 2000) ou, plus récemment The Gift de Joel Edgerton (2015) ; Par accident de Camille Fontaine (2016) ou encore Irréprochable de Sébastien Manier (2016). La relation que Martin a avec chacun des membres de la famille de Steven en devient quasiment malsaine, intrusive, insidieuse jusqu’à l’abus parfois.

Une relation bizarre qui va amener le jeune fils à (se) poser des questions sur la pilosité des aisselles de Martin tandis que celui-ci veut la comparer à celle de Steven, l’obligeant à lui montrer celle de son torse. Malgré le caractère curieux, trouble, voire ambigu de la demande, le chirurgien s’exécute. Quel est donc le secret qui les (re)lie ? Quel est l’outil de persuasion et de pression du jeune adolescent ? Il faudra une heure au spectateur pour le découvrir (attention si vous cliquez sur la note, celle-ci dévoilera un important ’spoiler’ ! [1]).

 Abandonner la lecture cartésienne

A partir de ce moment, l’intrigue prend une tout autre tournure. Il se passe quelque chose qui paralyse le cadet, ensuite l’aînée. Les examens, nombreux, réitérés, ne révèlent rien. Même la révélation d’un secret qui lie virilité, sexe et sperme ne fera pas jaillir la vérité supposée capable de relever et de mettre en mouvement. Pas de clé, pas de réponse, si ce n’est que nous comprenons qu’il y a un lien avec Martin, mais que seul Steven connaît. Ici, il faut abandonner tout cartésianisme (du genre « empoisonnement ») ou interprétation sur le mode fantastique (du genre « malédiction »), non pas qu’il faille les exclure totalement, mais que ce n’est pas le fil conducteur apparent du film. Nous savons que le danger mortel qui plane sur la famille de Steven cessera dès que celui-ci aura répondu à la demande de Martin. Comment vont réagir les différents protagonistes ? Comment seront-ils impliqués ? Quels sacrifices et quelles violences faudrait-il pour arriver à une résolution de la situation ? Peut-on marcher dans un tel plan ? Faut-il (se) traîner pour trouver une solution ? Faut-il tourner comme un derviche pour sortir d’une impasse existentielle et affective ? Comment les uns et les autres vont-ils réagir ? S’en sortiront-ils comme des vivants, debout dans un monde altéré ? Que doit-on sacrifier, finalement, pour survivre ? Et qu’en est-il du regard des autres, ou plutôt de l’absence de réaction qui nous donne à postuler que le film est à prendre comme une parabole allégorique et non comme un thriller, au premier, voire au second degré.

 L’injustice est rendue

Nous comprenons alors que, comme pour les films précédents de Yorgos Lanthimos, il est ici question de la cellule familiale, de ses failles, des images paternelles, viciées. Ici, c’est le rôle du père, chirurgien réputé, qui est au cœur de la réflexion que suscite et entraîne le film. La bande-son de celui-ci est impressionnante et joue angoisse sur angoisse à divers moments-clé de l’intrigue, ajoutant un caractère la déliant du réel. Ce n’est pas une « réalité » dont il est question, mais une certaine « vérité » que le réalisateur oblige à regarder et voir, celle d’un chirurgien, cardiologue, mais sans cœur, d’une épouse, ophtalmologue... mais aveugle à une vie « faute d’amour » ! Ce n’est pas une femme fantastique, mais une femme insensible, comme celle qui se donne à son époux dans un jeu sexuel où elle mime une patiente sous anesthésie générale. Anesthésie et cécité qui permettront de ne pas voir le maillon faible, celui qui disparaît de la mémoire, que l’on ne pourra plus toucher de ses mains, fussent-elles de belles mains.

Nous faisions état en début de critique des liens que nous établissions avec Théorème de Pasolini. Du moins avec la première partie du film. Arrivé à son terme, l’on se souviendra que le terme est issu du grec ancien θεώρημα, theốrêma (« spectacle, fête, contemplation »), dérivé de θεωρέω, theôréô (« examiner, regarder, considérer »), de θέα, théa (« contemplation ») et ὁράω, horáô (« regarder, voir »). C’est que cette fois-ci, il faut circuler, partir, il n’y a rien à voir, sinon jeter un regard sur le manque, l’absence, le vide... Mais aussi sur celui qui désormais n’est plus innocent parce que « (in)justice est rendue » !



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