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CINECURE
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Bertrand Bonello
Nocturama
Sortie le 7 septembre 2016
Article mis en ligne le 24 août 2016

par Charles De Clercq

Synopsis : Paris, un matin. Une poignée de jeunes, de milieux différents. Chacun de leur côté, ils entament un ballet étrange dans les dédales du métro et les rues de la capitale. Ils semblent suivre un plan. Leurs gestes sont précis, presque dangereux. Ils convergent vers un même point, un Grand Magasin, au moment où il ferme ses portes. La nuit commence.

Acteurs : Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal Issa, Martin Guyot, Jamil Mc Craven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le doré, Robin Goldbronn, Luis Rego, Hermine Karagheuz.

 Un film qui fait peur ?

Le film n’aurait pas été présenté à Cannes en 2016 au vu de son sujet. L’interview du réalisateur laissait augurer un film intéressant, alors qu’il a été écrit et réalisé avant les attentats de Paris en novembre dernier : « Je ne prétends pas raconter la réalité, je ne suis ni un journaliste ni un historien. Je suis un cinéaste » [1]. Le film intrigue donc et beaucoup se posent des questions, sauf les spectateurs qui ont assisté à la première avant-première publique de Nocturama au Luminor, à Paris, en présence du réalisateur, le 8 juillet dernier et devrait être la surprise (in)attendue de l’année ! Certes, Arte TV a reçu le réalisateur le 10 juillet dernier (et l’interview a été disponible sur le site) de cette chaîne culturelle, il n’empêche qu’il y aura eu très peu d’informations préalables du fait d’un embargo curieusement imposé à la presse puisque les spectateurs qui ont vu le film au Luminor en ont parlé sur la Toile ! De quoi et de qui avait-on peur ? Venons-en à l’essentiel, au film, ainsi présenté par Arte :
« Nocturama, septième long métrage de Bertrand Bonello, sortira le 31 août en France, distribué par Wild Bunch [NDLR : et le 7 septembre en Belgique (distribution Cinéart)]. Il sera ensuite présenté en sélection officielle au Festival de San Sebastian. Depuis son annonce le film suscite une grande curiosité. Il a déjà fait couler beaucoup d’encre avant même sa réalisation et ses premières projections, en raison de son sujet et du contexte de son tournage : des jeunes gens qui posent des bombes dans Paris, un long siège nocturne dans un grand magasin, la capitale en état de guerre… Mais Nocturama va surprendre. »

Et de fait, Nocturama surprend et gravement. Tout le problème est que pour en rendre compte, il faut quasiment spoiler le film ! Aussi, si l’aspect thriller est essentiel pour vous, ne lisez cet article qu’après avoir vu le film. Dans ce cas, cessez ici votre lecture ! En revanche, si vous désirez avoir quelques-unes des clés de lecture de Cinécure, forcément subjectives, n’hésitez pas à lire la suite...

 Les temps du film

Nocturama narre l’histoire de plusieurs jeunes, huit garçons et deux filles, sur une durée d’une quinzaine d’heures environ. C’est le temps de l’action depuis la première image jusqu’à la dernière. Toutefois, l’apparition de plusieurs flashbacks étendra ce temps vers le passé pour faire découvrir quelques éléments supplémentaires, notamment la rencontre de ces jeunes et quelques-uns des « préparatifs » de leur « action ». Le film, lui, se déroule en deux grandes parties. La première, extérieure, dans Paris et la seconde, intérieure dans un grand magasin de luxe. Chacune a sa tonalité propre et oblige à regarder (autrement ?) les jeunes, la violence et notre société de consommation. Dès le début, de nombreux éléments du film font penser à Elephant, le deuxième film de la trilogie adolescente de Gus Van Sant, réalisé en 2003, mais aussi d’un film homonyme dont il s’est inspiré, le moyen-métrage réalisé par Alan Clark en 1989 pour la BBC, pour rendre compte, notamment de la tuerie de Colombine. Ces références seront traitées en fin d’article.

 De l’isolation au rassemblement

Dès le départ, le film intrigue. Il a les apparences et le goût d’un thriller, d’un film de casse. Et pourtant le spectateur qui ira en salle pour voir ce genre de film risque d’être fortement et forcément déçu. C’est que ce n’est pas un thriller sinon peut-être psychologique et que ce n’est pas un film de casse. D’ailleurs si casse il y a, il est singulier, dans la deuxième partie, sans être le but de l’action voire de l’inaction. Et si « casse » il y a, c’est à la fin (mais là, on joue sur les mots) ! Il nous est donné à voir des jeunes qui circulent dans Paris. Comme le précise le synopsis, ils ont un plan. Il semble avoir été minutieusement préparé, comme certains flashbacks le montrent. Les armes, les explosifs, l’utilisation des téléphones, les rares contacts entre eux laissent entendre que quelque chose de grave va se passer. Des cibles sont désignées ou choisies (et certaines images d’écrans d’ordinateurs lors des flashbacks semblent le confirmer). Ainsi la statue de Jeanne d’Arc, ou le siège de la Banque HSBC ou encore le ministère de l’Intérieur. Tout semble avoir été minutieusement préparé, comme par des gangsters ou un commando d’élite.

C’est à ce moment que l’on passe de la question du quoi à celle du pourquoi ! Et si le quoi trouve sa réponse au milieu du film (spoiler en note : [2]) l’on ne saura rien ou quasiment rien du pourquoi, des motivations et de la genèse de ce projet. Mais c’est ici que le spectateur découvrira que ce n’est pas un thriller ni un film d’action au sens classique du terme. C’est qu’il comprend alors (même confusément) que le but des jeunes semble être de manifester ou réagir face à un monde qu’ils refusent, auquel ils disent non et de le faire sans violence et sans attenter à la vie (mais le film montre que ce n’est pas aussi clair et qu’outre la violence matérielle il y aura violence physique et mortelle). C’est comme un cri de désespoir et de révolte, aube d’une nouvelle révolution pour contester un pouvoir en place et en face. Le comme est ici prise de distance : c’est nous qui supposons ou devons supposer, car le réalisateur montre des actes et des actions sans en donner les motivations.

Les spectateurs ne sauront pas comment ces jeunes se sont rencontrés, qui a pris l’initiative, programmé les cibles et les actions - liées peut-être même à une part de hasard ou de fortuit. Ils sont donnés à voir dans leur singularité ; ils sont seuls, isolés, font comme s’ils ne se connaissement pas. Seul un flashback les montrera tous ensemble, lors d’une soirée où ils se réuniront avec tendresse et une certaine amitié grâce à la danse. Ces jeunes, les attentats commis, vont alors se rassembler dans un grand magasin qui leur servira de refuge pour y passer la nuit.

 Du groupe à sa dislocation

C’est là la partie la plus intéressante du film. En effet, dans ce Temple de la consommation ils doivent attendre toute la nuit, de 19h à 10h le lendemain pour sortir en toute quiétude et se fondre dans la masse. D’un monde ouvert, de l’extérieur ils sont maintenant dans un endroit clos, à l’intérieur, sans visibilité depuis la ville. Là, ils sont confrontés à l’oisiveté (l’otium en latin !) dans ce qui en est étymologiquement le contraire, soit le lieu du négoce (toujours étymologiquement le non otium ! la négation et contestation de l’oisiveté !). Ces jeunes sont maintenant regroupés, rassemblés. Tous moins un dont on n’a pu deviner la situation que par le son d’une arme à feu. L’image viendra plus tard sous forme d’un flashback à destination du spectateur qui devient alors omniscient puisqu’aucun des jeunes n’a été témoin oculaire de ce qui a conduit à cette absence. Le groupe ne durera qu’un instant, car ils se répartiront sur plusieurs étages du magasin (dont les gardes ont été, d’une certaine façon, neutralisés) pour passer le temps d’une nuit interminable. Le seul regard qu’ils auront sur l’extérieur et les conséquences de leur plan, de leurs actions se fera par écrans de télévision !
Très vite, ces jeunes se retrouveront comme des enfants dans un magasin de jouets ou de bonbons ! Ce monde-là contre lequel ils s’insurgeaient qu’ils ont remis en question est maintenant littéralement à portée de mains.

Nous aurons l’occasion de voir ces jeunes devenir des hyper-consommateurs. Certes ils sont dans le futile. Ils ne pourront rien emporter. Ils consomment sans but et notamment des produits de grand luxe. Ils adorent ainsi - malgré eux et tombant dans une sorte de piège pervers - cela même qu’ils ont détruit symboliquement quelques heures plus tôt. C’est l’occasion de découvrir ces scènes, véritables petits bijoux qui nous interrogent sur leur - et notre - rapport à la société de consommation.

Il faut relever cependant une scène, celle où Yacine porte un t-shirt avec le logo d’une marque de vêtements, un pantalon beige, des chaussures bleues et est confronté à un mannequin avec les mêmes ! Ce quasi huis clos dans le grand magasin est aussi l’occasion d’entendre un élément important du film : sa bande-son. Ainsi au-delà de l’habituelle bande musicale extradiégétique, il y a une autre essentielle, diégétique cette fois-ci, la musique que des jeunes choisissent, consomment dans le grand magasin et font jouer à tue-tête dans le grand magasin.

Vient à un moment une interprétation magistrale en playback de My Way (voir ci-après). Ce moment est intense, émouvant et transcende le film d’autant plus qu’il prendra tout son sens avec la dernière étape, cruciale. C’est qu’ils ne sortiront jamais, considérés par le gouvernement et les pouvoirs publics (nous l’apprenons par la télévision) comme des ennemis de l’Etat. Ils seront retrouvés, traqués, mis à mort sans sommation par des troupes d’élite du GIGN qui utilisera la technique du « marteau et de l’enclume ». Armé ou pas, que l’on demande grâce où que l’on soit là par accident, invités à la fête comme ceux que l’on est allé quérir sur les places parce que personne ne répondait à l’invitation [3], la mort viendra par l’Etat et ses représentants, tout de noir vêtus, casqués, masqués, sans identité ! Face à eux, certains sont à peine adolescents. Ils n’étaient, somme toute, que des enfants qui rêvaient d’un autre monde et ont succombé sous les balles comme ces très jeunes « blancs » tombant sous celles des « rouges » dans un champ de blé dans Doctor Zhivago de David Lean (1965).

 trois clés du film

On relèvera particulièrement trois scènes du film. Elles se déroulent dans son deuxième versant et donnent des clés de lecture potentielles.

  • La première est une courte séquence qui se passe à l’extérieur. David (Finnegan Oldfield) sort du magasin et va faire la rencontre d’une jeune femme à vélo (Adèle Haenel). C’est à notre estime le point focal et essentiel du film. Leur échange très bref se conclura par ces mots de la femme : « ça devait arriver » ! Pensons à cette affirmation du mystique Angelus Silesius selon laquelle la rose fleurit sans pourquoi [4]. Le cœur du film est ici : cela devait advenir ! Il n’y a pas de pourquoi !
  • Une deuxième scène - essentielle aussi - avant que le groupe soit véritablement, définitivement et littéralement disloqué sera la reprise par Yacine (Hamza Meziani [5]), les lèvres maquillées de rouge rubis, de My Way en playback. Le texte est ici crucial et aurait mérité d’être sous-titré. Voici une traduction en français de la première strophe :
    Et maintenant que la fin est proche et que je fais face à l’ultime rideau, mon ami, je le dirai tout haut, je défendrai mon cas, dont je suis certain. J’ai vécu une vie pleine. J’ai parcouru toutes les routes ; mais plus encore, bien plus encore que ça, je l’ai fait à ma façon [6].
  • Enfin, la troisième est un court échange, quasi anecdotique qui relate un fait qui se déroule durant la guerre Iran/Irak. Il fallait déminer un terrain. Les Iraniens y ont envoyé des enfants dont la majorité mourrait lors des explosions des bombes. Mais avant de les envoyer à la mort, c’étaient des ânes qui étaient conduits dans ces champs de mines... Jusqu’au moment où les ânes refusèrent de s’y rendre. Et là où les animaux refusaient, les enfants obéissaient !

 Evocations cinématographiques...

Certains films donnent à penser à d’autres films qui résonnent sous forme d’idées ou d’images analogues, ou de thèmes proches. Ce n’est pas (nécessairement) voulu de la part du réalisateur et c’est parfois lié, simplement, à notre expérience cinéphile. C’est ainsi que le film nous a rapidement fait songer à Elephant, doublement ! D’abord Elephant, un téléfilm réalisé par Alan Clarke pour la BBC en 1989. Le réalisateur est peu connu de ce côté de la Manche, mais il a eu le mérite de mettre en exergue des thèmes liés à la violence et à la jeunesse. Ensuite, l’autre Elephant, celui de la Palme d’Or de 2003, dont le réalisateur, Gus Van Sant, s’inspire à la fois de Clarke et d’un événement tragique, la tuerie de Colombine (en avril 1999). Commençons par le moyen-métrage de Clarke. Il ne s’agit pas du tout de la même histoire. Le film comprend dix-huit séquences qui comptent autant de meurtres. Sans parole, sans musique, simplement les bruits de l’action : la rue, les voitures, les pas, les armes. Aucune explication ne sera fournie sur les motivations des tueurs ni sur le choix de leurs victimes. Seul celui qui connait Belfast reconnaîtra, peut-être, que tous les homicides se passent dans la même ville. Si l’intrigue est très différente de celle de Nocturama, on retient l’absence de motivation, le « sans pourquoi » et aussi la façon de filmer, de suivre les différents acteurs de façon rapide et vive dans leurs mouvements meurtriers (ce qu’ils ne sont donc pas vraiment dans Nocturama). C’est cette grammaire cinématographique qui semble importante dans l’évocation. Les travellings de Clarke suivent ses personnages au plus près, à la standycam. Ceux-ci circulent de façon souple, comme des anguilles, mais de façon volontaire, calculée. Ils savent où ils vont.

Quant à Van Sant, il y aura les mêmes mouvements, mais plus lents des différents protagonistes. Ce sont les couloirs et pièces d’une école qui nous sont montrés tandis que Bonello fait défiler ses jeunes dans Paris et montre ensuite les escaliers, escaliers mécaniques et salles du grand magasin. Comme Van Sant, il propose des itinéraires avec d’autres points de vue sur les personnages et les actions qui se sont déroulées. Et surtout, le t-shirt orange avec un cerf noir porté par Mika (Jamil McCraven) fait penser à un autre, jaune avec un buffle noir, porté par John McFarland (John Robinson). Il nous a marqué durant tout le film. Enfin, la scène des jeunes rassemblés pour la première fois de façon conviviale et quasi sensuelle dans le film de Bonello nous a renvoyé à une autre (mais là, à connotation homo-sensuelle) sous la douche entre Alex (Alex Frost) et Eric (John Robinson), les deux souffre-douleur, laissés pour compte par leurs condisciples.

Plus loin et parce que c’est « simplement » la (re)lecture d’actes autrement révolutionnaires, nous avons songé (parmi beaucoup d’autres films) à Doctor Zhivago dont nous avons déjà fait état pour la scène où des enfants sont envoyés à la mort et rendent leur dernier souffle dans un champ de blé. Mais, s’agissant de cette référence, il y a aussi, le début de ce film où de simples personnes du peuple manifestent de façon pacifique à Moscou. Ils se font démettre de façon violente et sanglante sous les sabres des cavaliers cosaques venant rétablir l’ordre au nom du pouvoir.

 En marge du film...

Nous avons apprécié le jeu des acteurs. Certains sont professionnels et d’autres sont ici dans leur premier rôle. Nous avons découvert d’autres facettes de Paris et les acteurs s’y sont bien intégrés jusque dans le métro. Il semblerait d’ailleurs que le tournage s’y soit fait en direct, dans la « vraie vie » et en particulier dans le métro, comme ce fut le cas, par exemple, pour Théo et Hugo dans le même bateau d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau. En revanche, au plan technique nous regrettons un problème au niveau de la prise de son et/ou du mixage paroles/musique. En effet, certains dialogues sont à la limite de l’audible. Ce n’est pas aussi fréquent que dans d’autres films français, mais dans certains cas c’est franchement désagréable.

Enfin, s’agissant d’un film ayant la violence pour objet, nous espérons que sa sortie ne sera pas annulée ou la diffusion déprogrammée comme ce fut le cas pour Bastille Day après les attentats de Nice ou Made in France, après les attentats du 13 novembre à Paris.
En effet, ce n’est pas par goût du sordide ou de la violence, mais parce que ce film mérite amplement d’être vu, car il nous oblige à regarder en face et autrement nos sociétés occidentales et nos façons de consommer et de gouverner !

 Mises à jour :

1. Nous avons lu les critiques des prestigieuses revues Les cahiers du cinéma et Positif qui sont (c’est exceptionnel) sur la même longueur d’onde, et jugent la démarche « irresponsable ». N’en déplaise à ces augustes confrères, leur désaveu - et c’est peu de le dire - ne changera rien à l’affaire ! Nocturama est un grand film que tout honnête homme et citoyen doit voir. Et justement, ce qui fait peur, c’est cette peur (évoquée déjà dans le premier paragraphe) de ce film tant par des confrères en journalisme que par d’autres... en religion !

2. Nous découvrons cet article (source) sur le site RayOn Vert, la revue belge du cinéma en ligne. Sa lecture et son analyse du film et des réactions du public, de la presse, des sélectionneurs cannois sont très intéressantes.

 Bande-annonce :



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