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CINECURE
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Clément Cogitore
Ni le ciel ni la terre
Sortie le 7 octobre 2015
Article mis en ligne le 15 septembre 2015

par Charles De Clercq

Synopsis : Afghanistan 2014. A l’approche du retrait des troupes, le capitaine Antarès Bonassieu et sa section sont affectés à une mission de contrôle et de surveillance dans une vallée reculée du Wakhan, frontalière du Pakistan. Malgré la détermination d’Antarès et de ses hommes, le contrôle de ce secteur supposé calme va progressivement leur échapper. Une nuit, des soldats se mettent à disparaître mystérieusement dans la vallée.

Acteurs : Jérémie Renier, Swann Arlaud, Kévin Azaïs


Ni le ciel ni la terre est un film passionnant à plusieurs titres. Tout d’abord, comme proposition de cinéma, il sort du cadre de la production française habituelle et s’offre (ou pas !) comme une sorte d’expérience spirituelle. Si le film commence à la façon d’un film de guerre et se termine dans un style proche d’un film métaphysique, il n’est cependant ni l’un ni l’autre ! De par sa forme et sa structure, il a des analogies avec Tropical Malady [1], réalisé par le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, sans toutefois se laisser enfermer dans celles-ci.

Un homme rationnel confronté à l’irrationnel !
Pour son premier long métrage de fiction, Clément Cogitore [2] nous propose ici un film on ne peut plus singulier sur une expérience qui va confronter un homme rationnel, le capitaine Antarès Bonassieu (Jérémie Renier), à des disparitions étranges, à commencer par celle d’un chien (celui de la troupe, voire le sien).

Si l’animal peut avoir quitté le camp pour se retrouver ailleurs, les choses deviennent plus inquiétantes lorsque des hommes disparaissent et que les tentatives d’explications rationnelles ne peuvent donner sens. Et justement, pour « interpréter », il faudra un interprète qui comprend et parle le perse et le français. Khalil Khan [3] servira d’interface entre l’enfant (littéralement le sans parole : infans) et les adultes, entre l’irrationnel et l’homme rationnel (le capitaine, et bien entendu, ses hommes). C’est qu’il faut raconter une « légende » [4] pour dire les modes d’expression du sacré. Il s’agit d’ailleurs bien de sacré et pas de religieux, il s’agit de l’espace séparé, coupé du « profane », espace, justement, que l’on ne peut pas « profaner » parce que réservé à ce qui est consacré, oserait-on écrire « au divin » ? En tout cas, un divin proche de la tradition soufie, qui, en ce lieu, s’approprie les vivants qui se sont endormis sur le sol sacré. Le sommeil comme lieu d’intervention du divin est un thème présent dans les Ecritures, tant juives que chrétiennes [5]. Comment intégrer l’irrationnel quand on est un homme « rationnel » et qu’il faut commander ses hommes (les seconds rôles sont excellents dans ce film !) qui eux se trouvent sur une ligne de crête entre raison et folie [6] ? Qu’en est-il de cet irrationnel pour des hommes qui sont armés à la pointe de la technologie ? Il faut noter aussi l’importance des images de nuit, avec amplification de lumière, qui apportent une aura et une dimension supplémentaire au film. Qu’en est-il alors quand le divin (le sacré, Allah) n’a pas de camp, qu’il n’est pas du côté des Français, des Talibans, des villageois Afghans [7] ?! Bien plus, il ne s’agit pas d’une affaire de divin contre l’humain, mais, simplement, d’un espace sacré et du « vivant » (remarquable façon aussi de prendre la mesure de l’humain dans la nature dont il est une des parties avec l’ensemble de ce qui y vit !). Jusqu’où l’homme rationnel devra-t-il creuser pour comprendre qu’il n’y avait rien à prendre, qu’il n’y aura rien à prendre et même rien à rendre ? Qu’est-ce que les uns et les autres devront sacrifier pour que ni le ciel ni la terre ne soient concernés ? Quelles vies faudra-t-il sacrifier pour rendre compte de ce qui a été laissé pour solde de tous comptes !

Si le film se termine sur une vue de ce que d’aucuns appelleront le « monde réel » (ici un camp, un hélicoptère, la poussière, signes d’une guerre atroce et interminable) il n’apportera aucune réponse rationnelle de type « occidental » ! En revanche, il aura permis de prendre conscience de tout le sens du titre du film qui n’est pas sans me faire penser à un épisode de l’évangile attribué à « Jean », au chapitre 4 19-23, dans une rencontre entre Jésus et la samaritaine, femme d’une autre culture, d’une autre religion, ennemie en quelque sorte [8] où l’auteur de l’évangile fait dire à Jésus que le lieu d’adoration n’est ni à Jérusalem ni sur le mont Garizim, autrement dit, il n’y a pas lieu d’affirmer que le « lieu » d’adoration est celui de l’un OU de l’autre ! On ne propose même pas l’un ET l’autre. Ce n’est NI l’un NI l’autre, NI le ciel, NI la terre. Telle est la force et la puissance de ce film, de son réalisateur et de tous ses interprètes. Ils nous invitent à une réflexion profonde sur la croyance, sur le vrai et le « cru » * !

*Si vous souhaitez aller plus loin, je vous propose une réflexion sur ce thème pour aller au-delà du film et réfléchir à notre « croyable disponible » [9].
Ce qui suit est totalement « inutile » pour le cinéphile, c’est simplement une ouverture autre : NI philosophique NI religieuse !

Croire ou ne pas croire ! (cliquer pour lire)

Le film de Clément Cogitore nous montre une tension entre « vrai » et « cru ».
Je vous propose deux exemples ! Le premier dans le domaine des mathématiques, grâce à Cantor (désolé, ce sera un peu technique, mais on pourra sauter ce chapitre !), le deuxième sur la superstition.

Cantor : « Je le vois mais je ne le crois pas ! »
Ranger des nombres en une suite simple signifie établir une correspondance biunivoque (on dit plutôt bijection) avec l’ensemble des nombres entiers. Cette approche conduisit naturellement Cantor à utiliser la notion de bijection, pour comparer des ensembles de nombres, et à introduire, dès 1877, la notion d’ensembles de même puissance. En étudiant les puissances des ensembles usuels de l’analyse, Cantor a alors la stupéfaction d’obtenir des résultats qui semblent tout à fait contraires à l’intuition, par exemple la possibilité d’établir une bijection entre le continu à une dimension et le continu à n dimensions.
C’est à ce moment, et c’est là que je souhaitais arriver, que Cantor écrit à son ami Dedekind, “Je le vois, mais je ne le crois pas ! ”.

Superstition : « Cela ne veut rien dire, mais j’y crois ! »
Dans la même veine, Benedetto Croce (1866-1952) répondit un jour à l’un de ses amis qui le voit faire un geste de conjuration du sort : “Cela ne veut rien dire, mais j’y crois ! ”.
Ces deux exemples me permettent de poursuivre avec la notion de “croyable disponible”, utilisée par feu Michel de Certeau, sj, le rapport à la vérité et au “cru”.

Cantor donc, aux environs de 1880, obtient en matière mathématique une démonstration dont le résultat est sans appel. Il voit, il constate, mais il ne peut y croire, car cela bouscule son univers de “croyance”, son édifice “dogmatique”. Devant la preuve - mathématique, irréfragable - il ne croit pas !

Prenons pour admis, selon le sens commun, que ce qu’il vient de découvrir est “vrai”. Sa raison le lui dit, mais, de prime abord, il ne peut le “croire”, car cela bouscule sa dogmatique, d’une part, et l’écarte de son groupe (de mathématiciens !), en tant qu’il en fait éclater la cohésion, d’autre part.

Bennetto Croce, quant à lui, pose un geste dont il sait qu’il ne veut rien dire, qu’il est “insensé”, mais il dira “j’y crois !”.

Il y a dans ces deux cas, disjonction, tension, entre “vrai” et “cru”, même si, statistiquement, le premier est plus rare que le second.

J’ai donné ces deux exemples, car ils me semblent permettre d’aller plus loin qu’une logique binaire “vrai/faux”,... plus loin, voire ailleurs (NI/NI) !

Un même énoncé peut être traité de deux façons, soit dans la mesure où il met en cause une “vérité” (problématique du “savoir”), soit en tant qu’il a une valeur “contractuelle” (problématique du “croire” - et de la “croyance” liée à la réception de cet énoncé comme base de production d’un groupe).

Il n’y a pas de “croire” sans un rapport à l’autre et un rapport à un “faire”, un produit. Le “croire” est un principe de socialité, mais ne concerne pas essentiellement la vérité.
Le “cru”, c’est aussi ce qui est “reçu”. En ce sens, la croyance (en d’autres mots “adhésion non volontaire”) est la communication. Ce reçu n’est pas second, il est toujours structurellement premier.

La question du vrai, c’est-à-dire : “Est-ce que cela est vrai ou faux ?” n’apparaît que dans un moment second, par rapport à un reçu !

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Et donc, au terme du film, certains seront probablement tentés par cette approche : vrai/faux ; croire ou ne pas croire. Peut-être qu’il nous faut « recevoir » le film simplement, NI comme message rationnel, NI comme message métaphysique, mais peut-être comme un poème qui signifie par lui-même ce qu’il dit !

https://www.youtube.com/embed/sAtFSbIvic8
NI LE CIEL, NI LA TERRE Bande Annonce (2015) - YouTube


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