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CINECURE
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Patric Chiha
La bête dans la jungle
(BRIFF 2023) sortie en France le 16 août et en Belgique le 6 septembre 2023
Article mis en ligne le 1er juillet 2023

par Charles De Clercq

Synopsis : Pendant 25 ans, dans une immense boîte de nuit, un homme et une femme guettent ensemble un événement mystérieux. De 1979 à 2004, l’histoire du disco à la techno, l’histoire d’un amour, l’histoire d’une obsession. La « chose » finalement se manifestera, mais sous une forme autrement plus tragique que prévu.

Casting : Anaïs Demoustier, Tom Mercier et Béatrice Dalle

 Avant d’entrer dans la boîte de nuit !

Les troisième et quatrième film de Patric Chiha étaient des documentaires, respectivement Brothers of the Night (2016) et Si c’était de l’amour. Avec La bête dans la jungle, le réalisateur revient à la fiction, après Boys Like Us en 2014 et Domaine en 2009, film dont le réalisateur recommandait la vision lors de l’interview accordée à l’occasion de la sortie de Si c’était de l’amour. Dans son premier film, il dirigeait déjà Béatrice Dalle que l’on retrouve dans l’époustouflant trio d’interprètes de La bête dans la jungle.

A la sortie de la vision presse de Si c’était de l’amour, un confrère disait qu’il était important d’avoir vu l’œuvre de Gisèle Vienne pour comprendre le film. L’on pourrait dire quelque chose d’analogue pour cette bête dans la jungle, à savoir qu’il serait bon d’avoir lu la nouvelle ou mini-roman éponyme d’Henry James pour entrer dans son adaptation au cinéma par Patric Chiha. Car c’est bien cette œuvre, publiée en 1903 qui est ici adaptée, après Benoît Jacquot en 1988 (il adapte là une pièce de théâtre) et The Beast of the Jungle par Clara Van Gool en 2019. En fin d’année, une nouvelle adaptation est attendue, celle de Bertrand Bonello, qui l’intègre dans un film de science-fiction. Adaptation retardée à cause du Covid19 et de la mort de Gaspard Ulliel qui devait jouer le rôle principal. La critique de Si c’était de l’amour se terminait ainsi : « avant de découvrir le cinquième long de Patric Chiha qui devrait s’inspirer de La bête dans la jungle de Henry James. Autant dire qu’il ne choisit pas le texte le plus facile et qu’on l’attend donc avec impatience. »

L’attente a été récompensée même s’il faut tout de go tempérer l’enthousiasme pour préciser que ce film pourra déconcerter. Lors de sa projection cette année à la Berlinale un critique concluait ainsi « Un film à la fois pénible, absurde, frontal, énigmatique » en poursuivant « et fascinant. Alors puisqu’il faut tenter de vivre, vivons ! » (Theo Metais dans Cineman)

Il y a probablement un lien (volontaire ou pas) entre cette adaptation de James et le documentaire Si c’était de l’amour. En effet celui-ci se termine par cinq brefs extraits de vidéos de 1988 dont le réalisateur précise : « À la fin du film apparaissent des images d’archives, des images qu’Arnold Pasquier m’a offertes et qu’il a tournées en 1988, en HI8, au Palace, lors d’une des premières soirées House à Paris, la ’French Kiss’. L’émotion que procurent ces images, je crois, a à voir avec la reconnaissance : absolument rien n’a changé – sauf la qualité de l’image. Les gens sont habillés comme aujourd’hui, dansent de la même manière, se draguent, s’embrassent… Au point qu’on avait même hésité à ’détériorer’ ces images pour que le spectateur saisisse bien la différence. » (source)

 Des nuits en boîte à attendre la bête !

Patric Chica adapte donc Henry James, mais il le fait dans les murs d’un huis clos d’une boîte de nuit. On n’en sort que très rarement, car tout se joue entre les murs de celle-ci, de samedis en samedis sur un quart de siècle. Ces vingt-cinq ans seront ponctués d’irruption du monde « réel » grâce à la télévision : ainsi l’élection de Mitterand, la chute du mur de Berlin, les attentats sur les tours jumelles ou encore, l’évolution de la musique et des différents styles sur lesquels on danse, voire encore quand l’épidémie de sida vient vider les rangs de la discothèque. Celle-ci fait découvrir deux scènes, et ce n’est pas anodin : la piste où l’on danse et le balcon, en hauteur où l’on peut regarder ce qui se passe en contrebas (dans l’arène ?). Mais avant de découvrir ce club où la musique, la danse et les corps se côtoient, se frôlent, s’enlacent ; il y a un prologue et un épilogue au film. Il s’agit d’images (l’on peut penser à celles qui terminent Si c’était de l’amour) en basse définition, au format 4/3, probablement ancienne qui ne sont probablement pas celles du réalisateur. Comme si celui-ci balisait son film de deux « réalités » (ces images sont certainement des prises de vue « réelles ») sur lesquelles il n’a pas la mainmise.

En enchâssant le début et la fin de son film entre deux souvenirs « datés », il le construit à l’image d’une vie qui, elle aussi, s’écrit entre deux dates, celles de la naissance et de la mort, comme sur une pierre tombale. le film, tout comme notre vie, comme la vie, c’est le tiret entre les deux. Nous n’avons prise ni sur le début ni sur la fin, mais il faut gérer l’entre-deux. Tout l’enjeu du film (comme le roman de James) est de vivre ce trait d’union !

Vivre est bien l’enjeu du film et détermine le jeu des interprètes de John Marcher et May Bartram. Ceux-ci se rencontrent dans une boîte de nuit. L’on découvre qu’ils se sont déjà rencontrés bien des années plus tôt et qu’à l’époque John a confié un « secret » à May et que celui-ci changera sa vie. Cela arrivera soudainement, sans qu’il puisse le prévoir et tombera sur lui, comme une bête tapie dans la jungle. Toute la vie ou plutôt l’existence de John tiendra dans cette attente. Celle-ci l’empêche de s’engager, d’aimer. Il pourrait aimer May, s’engager avec elle, mais l’attente de ce qui l’attend ne lui laisse pas place à l’amour, à la rencontre de l’autre. Il attend le kairos, le moment favorable. Celui qui viendra briser la banalité du quotidien, celui qui donnera sens à sa vie. Une vie où jour après jour il se pose au terme la question de savoir ce qu’il a pu faire de sa journée (comme probablement tout humain !). Avec John, nous attendrons ce moment, cet instant, celui où la « bête » se manifestera. Oscillant entre l’arène (la piste de danse) ou le « balcon ». Pour l’écrire autrement : « jouer le jeu », jouer la pièce de sa (ma) vie ou s’en extraire et observer ! Car « observer » c’est le rôle dévolu à la physionomiste (Béatrice Dalle) qui apparaitra comme une narratrice (omnisciente ?) de l’histoire intemporelle de John et May (qui elle s’engage avec Pierre qui s’interrogera sans cesse sur le rôle réel de John). Il est un deuxième observateur : « monsieur pipi » (Pedro Cabanas) qui, bloqué dans un lieu de passage, voit les « passant·e·s » arrêter un instant le flux... de leur existence et en confier quelques bribes..

La bête (la « chose », l’événement mystérieux) plongera bien sûr sur John et May et cela il faut le découvrir non seulement à l’écran, mais dans sa propre existence. Cette attente de John, cette absence de confiance en la vie, simplement, peut faire songer à Orphée qui perd son Eurydice pour l’avoir regardée. Peut-être qu’il fallait simplement vivre le temps présent (les protagonistes principaux ne sont pas atteints par le temps qui passe et l’on peut donc penser allégorie avant de chercher un récit de type « historique »). Pensons à cette affirmation du mystique Angelus Silesius selon laquelle la rose fleurit sans pourquoi [1]. Le cœur du film est ici : cela ne devait pas advenir ! Il n’y a pas de pourquoi ! Il faut vivre ! Il fallait vivre (vivre la vie à pleines dents... ce que l’on pouvait comprendre de la fin de Si c’était de l’amour).

 Trois interprètes au service de la bête !

Nous qui regard(er)ons le film ne devrons pas attendre la bête, la chose, dans le film ! Pour l’écrire autrement : regardons le film comme un tableau, un poème, une œuvre qui se déroule comme la vie sans lui demander plus que ce qui peut être donné, pour finalement recevoir ce que le film tend : un miroir ! Attendre du film quelque chose qui serait circonscrit par la raison, par les balises d’une intrigue avec un début, un développement, une fin conclusive serait courir à la déception, ce serait se mettre dans la peau de John. Il faut se laisser bercer par cette musique qui rythme de semaine en semaine le temps des protagonistes, mais aussi le temps de l’extérieur et du monde qui vient ponctuer la routine hebdomadaire.

Le talent d’Anaïs Demoustier ne fait aucun doute et elle se met totalement au service de son personnage et la façon dont elle est « affectée » par John. De même, Béatrice Dalle apporte quelque chose de fascinant, de méphistophélique à son personnage que l’on pourrait voir comme une gardienne des Enfers ou du Styx ! En revanche, Tom Mercier est peu connu en Belgique. Ce jeune trentenaire joue ici pour la troisième fois dans un long métrage, après Ma nuit (pas sorti en Belgique) et Synonymes en 2019, qui avait divisé la critique, mais que le rédacteur de ces lignes avait beaucoup apprécié.

Le jeu de cet acteur israélien lui a valu, notamment, une nomination pour le prix du meilleur acteur aux Ophirs du cinéma et pour le prix de la révélation masculine aux Lumières de la presse internationale de 2020 pour son interprétation dans Synonymes. Son jeu dans le film de Patric Chiha pourrait donner à penser que les nominations étaient prématurées si pas imméritées. C’est que l’acteur donne l’impression d’être un pantin, une marionnette désarticulée dont les mouvements comme la diction manquent de naturel ! Cette singularité peut donc déconcerter, au moins dans un premier temps, voire exclure les spectateurs et spectatrices de ce qui se déroule devant leurs yeux. Et pourtant, c’est nécessaire, indispensable, voulu et concerté entre acteur et réalisateur. De ce personnage, le réalisateur précise : « Je vois John comme quelqu’un qui ne vit pas, ou à côté de la vie. Radicalement. C’est très rare et très étrange. Tom Mercier a offert au personnage une couleur très personnelle, unique. Il a son propre rythme, asynchrone au jeu social, sa présence si forte qui frôle toujours l’absence, sa drôlerie et sa tristesse. Tom doit jouer quelque chose de très complexe, car son personnage a peu d’outils narratifs ou psychologiques pour évoluer. Il est vraiment à l’arrêt. On travaillait beaucoup en répétition sur comment se tenir, s’affaler, s’asseoir, avec en tête l’idée qu’il est presque un pantin et pas tout à fait solide. C’est très physique ce qu’il fait, même si ça se voit peu à l’image. On a tous des amis comme ça, un peu hors tempo ou dans leur propre rythme. »

S’agissant de sa partenaire, il ajoute : « Le chemin qu’a créé Anaïs Demoustier dans le film est incroyable. Même si nous ne comprenions pas toujours le sens des scènes ou des dialogues, elle s’est abandonnée au lieu, à la musique, au personnage, au film. Au début, May est tellement exaltée, si joyeuse, si brûlante, si absolument vivante. Anaïs et moi avons cherché du côté de l’hypersensibilité, de l’hyperémotivité et du surjeu. En boîte de nuit, toute émotion est amplifiée, la vie est une fiction. Mais, petit à petit, elle commence à ressembler à John, à s’extraire du monde, à fatiguer, à se consumer, sans jamais néanmoins arrêter de vivre leur histoire. Au contraire, elle la vit toujours pleinement. »

 Affiche et bande-annonce



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