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CINECURE
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Cinécure est un site appartenant à Charles Declercq et est consacré à ses critiques cinéma, interviews. Si celui-ci produit des émissions consacrées au cinéma sur la radio RCF Bruxelles, celle-ci n’est aucune responsable du site ou de ses contenus et aucun lin contractuel ne les relie. Depuis l’automne 2017, Julien apporte sa collaboration au site qui publie ses critiques.

Bi Gan
Kaili Blues (Lu bian ye can)
Sortie le 20 avril 2016 (restreinte en Belgique !) et le 23 mars 2016 en France.
Article mis en ligne le 17 avril 2016

par Charles De Clercq

Synopsis : Chen est médecin dans une petite clinique de Kaili, ville brumeuse et humide de la province subtropicale du Guizhou. Il a perdu sa femme lorsqu’il était en prison pour avoir servi dans les triades. Aujourd’hui, il s’occupe de Weiwei, son neveu, qu’il aimerait adopter. Lorsqu’il apprend que son frère a vendu Weiwei, Chen décide de partir à sa recherche. Sur la route, il traverse un village étrange nommé Dangmai, où le temps n’est plus linéaire. Là, il retrouve des fantômes du passé et aperçoit son futur... Il est difficile de savoir si ce monde est le produit de sa mémoire, ou s’il fait simplement partie du rêve de ce monde.

Acteurs : Feiyang Luo, Lixun Xie, Yongzhong Chen

Kaili Blues ne devrait pas laisser critiques et spectateurs indifférents. Nous comprenons et admettons d’emblée que certains (peut-être les plus nombreux ?) n’y verront pas le chef-d’œuvre que nous avons découvert. C’est que ce film se joue de nos codes de construction d’un récit. S’il y a récit et scénario dans ce premier film de Bi Gan - ou du moins s’il est possible d’en tenter une (re)construction - ceux-ci sont seconds et probablement secondaires par rapport à la poésie qui se dégage d’un film, tant dans les images que dans les sentences poétiques qui émaillent le film à de nombreuses reprises. A première vue, littéralement donc, nous avons songé à Apichatpong Weerasethakul et à son dernier film Cemetery of Splendor (Rak ti Khon Kaen) dont nous convenions en septembre 2015 que nous n’avions pas saisi toutes les clés tout en reconnaissant la beauté intrinsèque du film.

Si vous aimez qu’un film raconte une histoire, claire, bien structurée, avec un début, un milieu et une fin... vous serez déçus, très déçus et resterez sur votre faim ! Il y a bien une « histoire », une intrigue dans Kaili Blues [1], mais la connaître apporte très peu de choses. Comme nous, vous ne pourrez d’ailleurs la reconstituer qu’a posteriori en réfléchissant et « relisant » le film pour en démêler l’écheveau d’une structure qui se joue de la temporalité voire de la réalité. Nous ne savons pas clairement si le film est un songe, un rêve ou du réel, voire un mixte des deux. Il y probablement des images fantomatiques du passé (du futur ?) comme il y a des fantômes présents dans Journey to the Shore (Vers l’autre rive) de Kiyoshi Kurosawa (2015). Un film qui, comme Tropical Malady ou Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, se joue de nos conventions cartésiennes !


Essai de construction d’un récit !

Neuf ans avant le début du film, le fils de Sheng Monk, le patron de Chen (protagoniste principal du film) est capturé par un gangster rival. Celui-ci l’enterre vivant, après lui avoir coupé la main. Chen est révolté par cet acte barbare et tue ce rival de son patron. Chen est condamné à une peine d’emprisonnement. A sa sortie de prison il apprend que son épouse Zhang Xi [2] est décédée d’une maladie [3].

Chen a un frère ou plutôt, on ne l’apprend pas immédiatement, un demi-frère qui a un fils, Weiwei auquel Chen est très attaché au contraire de son père biologique. Ce dernier envisage même de vendre son fils. Celui-ci a une fascination pour les montres, les horloges et le temps qu’il dessine notamment sur les murs ou son poignet. Weiwei sera vendu à un horloger de Zhenyuan !

Chen travaille aussi en hôpital et Guanglin, une de ses collègues, apprend ainsi que Weiwei se trouverait à Zhenyuan. Elle raconte alors à Chen qui veut se rendre dans cette ville qu’elle y avait un ami (un amant ?), Airen, à qui elle avait promis une cassette et une chemise, jamais remis ! Guanglin confie donc cette cassette et cette chemise à Chen pour les remettre à Airen.

Chen se met donc en route et quitte Kaili pour Zhenyuan. Il ne s’y rendra pas directement, il semble bien difficile de réaliser cette quête, occasion de digressions temporelles et géographiques dans et à Dangmai une ville au bord du fleuve.Pour atteindre le but de son voyage (Airen) Chen recherche un groupe musical traditionnel de joueurs de pipe lusheng dont les musiciens Miao (NB : une ethnie minoritaire dont le réalisateur fait lui-même partie !) pourront ou pourraient le conduire à Airen.

Cette halte à Dangmai paraitra pour certains l’élément le plus déconcertant, voire déconcer-temps du film. Dans ce village, Chen va rencontrer diverses personnes de son passé et de son futur. Il fera ainsi un itinéraire avec un groupe dont l’un a étudié avec Airen (mais Chen ne le saura qu’ultérieurement). Il va découvrir qu’un homme qui a la tête sous un seau n’est autre que Weiwei... plus âgé. Il a dix ans de plus environ que le neveu que nous connaissions avant qu’il ne soit vendu à l’horloger ! Weiwei est puni par des conducteurs de motos qui sont ses rivaux.

Ce sera ensuite pour Chen l’occasion d’un long voyage en moto (non sans difficultés) pour rencontrer Yangyang, une jeune femme qui pourrait être un guide pour son retour vers Kaili. Cette femme va raccommoder la chemise de Chen [4] et le conduira ensuite dans un salon de coiffure où il trouve Zhang Xi, la coiffeuse. celle-ci ressemble exactement à l’épouse décédée de Chen.

Cette probable guide de retour, Yangyang, Weiwei, la coiffeuse Zhang Xi et Chen se rendent à un concert de rue (dont on a vu auparavant les chanteurs et musiciens qui ont fait une partie de la route en camionnette avec Chen). Chen se met alors à chanter (très mal !) accablé de tristesse.

Ensuite Chen se dirigera vers Zhenyuan où d’autres éléments de l’intrigue vont apparaître, notamment l’horloger et qu’ensuite le temps ce mettre a à couler vers le passé.


Ajoutons à cet essai de description de l’intrigue (qui n’est probablement pas ce que souhaite le réalisateur) que la musique est importante dans le film dont les fameux joueurs de pipe lusheng (que l’on entend parfois comme musique extradiégétique durant ce long métrage) ainsi qu’un fil ténu qui soutient le film, la culture de la minorité chinoise Miao. La poésie (au sens large) est importante et le film commence par une citation de Bouddha, le Sūtra du Diamant et est ensuite ponctué de sentences poétiques ou d’aphorismes. Ce sont des poèmes de l’oncle du réalisateur, Chen Yongzhong (qui joue le Chen dans le film) qui a écrit un recueil intitulé Lu Bian Ye Can (« Pique-nique au bord de la route », soit le titre chinois du film. Il est probable d’ailleurs qu’ils résonnent mieux en chinois que la traduction que nous découvrons dans les sous-titres.

Il y a aussi au cœur du film un plan-séquence qui nous a surpris et enchanté (alors même que nous ne prenions pas conscience que nous avions affaire à un vrai plan séquence de 41 minutes réelles et non artificiellement recréé comme dans Birdman). Ce plan intrigue parce qu’il suit Chen et parfois l’abandonne au gré d’un itinéraire entre des maisons. Un voyage dans l’espace (et le temps ?) qui déstabilisera l’homme occidental et rationnel. Toutes les frontières du réel sont éclatées. Le voyage un un songe, il est onirique, rêve éveillé qui nous fait écarquiller les yeux grâce aux images d’une caméra très fluide dont nous nous demandions comment les images avaient été filmées. Ce n’est que plus tard que nous avons appris qu’il ne s’agissait pas d’une caméra, mais d’un appareil photo, le Canon 5D Mark III ! Bien plus le « cameraman » était juché sur moto (certains en France - où le film est sorti à la mi-mars - ont pensé que la caméra était montée sur un drone !). C’est à un voyage fantastique dans ce village que nous convie le réalisateur en nous faisant emprunter un « ruban de Moebius » et nous « empruntons » cette comparaison à Morgan Pokée dans sa critique sur le site Critikat.

Nous sommes sorti de la salle les yeux grands ouverts, regrettant qu’une autre projection presse nous empêche de parler du film avec les très rares confrères qui ont assisté à la vision de Kaili Blues. Nous comprenons que beaucoup de salles ne se risquent pas à projeter ce film si intrigant et très ou trop poétique. Il faut ici mettre en avant Le cinéma Aventure à Bruxelles dont le directeur Jérôme Branders a choisi de le programmer. C’est risqué, mais nous osons promouvoir ce film auprès des auditeurs de RCF et nos lecteurs. Il demande une âme d’enfant et de poète pour être reçu à sa juste valeur, comme un cadeau pour les yeux et le cœur qui permet de traverser le temps autrement que dans une suite des Visiteurs !

Les récompenses du film

  • Festival de Locarno : Prix du meilleur réalisateur émergent et Mention spéciale du Jury
  • Festival des 3 Continents : Montgolfière d’Or
  • Golden Horse Awards : Prix du meilleur premier film et Prix international de la critique

Nous n’allons pas nous parer des plumes du paon en paraphrasant le dossier presse et nous proposons donc une interview extraite de celui-ci pour ceux qui désirent prolonger la réflexion avant ou après le film.
Il suffit de cliquer sur le lien suivant :

Entretien avec le réalisateur Bi Gan

Comment est née l’idée du film ?

Pendant le tournage de mon dernier court-métrage, je lisais le Sūtra du diamant. J’ai été interpellé par cette phrase : « L’esprit passé est inatteignable, l’esprit présent est inatteignable et l’esprit futur est inatteignable ». J’ai tourné Kaili Blues avec le désir d’y apporter une réponse. Toutes mes œuvres ont un lien entre elles, et je pense que mes personnages sont eux aussi interpellés par cette citation.

Comment avez-vous construit l’histoire de ces personnages ?

Mon oncle Chen Yongzhong, qui joue Chen Sheng dans le film, a tenu les rôles principaux de tous mes films depuis mes débuts d’étudiant. Je m’inspire de sa vie, qui est riche et complexe : il a travaillé pour les triades, a géré une maison de jeu à Myanmar, est allé en prison… Maintenant il travaille dans une usine, il mène une vie solitaire et sans histoire, mais ce passé tumultueux lui confère une aura impénétrable. Je suis aussi attiré par son tempérament, son langage corporel un peu gauche devant la caméra, et par sa solitude.

La mort de mon grand-oncle m’a aussi beaucoup marqué. Quand son frère est mort à Zhen Yuan, ma grand-mère elle-même très malade et vivant à Kaili n’a pas pu se rendre aux funérailles alors qu’elle avait acheté un présent pour la cérémonie. C’est comme cela que j’ai imaginé que Chen serait cette personne qui apporterait le cadeau d’une vieille femme à son ancien amour.

Avez-vous tourné exclusivement avec des acteurs non-professionnels ?

À deux exceptions près, tous les acteurs du film sont des non-professionnels. L’actrice qui joue la doctoresse et collègue de Chen, Zhao Daoqing, est en fait la femme qui partageait la même chambre d’hôpital que ma grand-mère. Pour son personnage, j’avais besoin d’imaginer le portrait d’une femme âgée avec de belles boucles d’oreille, même si elle n’en porte pas dans le film. Le petit Weiwei est mon demi-frère Luo Feiyang. Xie Lixun, qui joue Crazy Face, est vendeur de nourriture pour cochons. Je l’ai choisi pour son visage. Les deux seuls acteurs professionnels sont Yu Shixue (Weiwei plus vieux) et Guo Yue (Yangyang, la jeune fille). Pour moi, il n’y a ni acteur professionnel, ni acteur amateur. Il n’y a que des personnalités.
Les rêves ont une importance cruciale dans Kaili Blues. En ont-ils dans votre travail ?
J’essaie de faire de la réalité un rêve et de traiter du rêve comme d’une réalité. Ce contraste est précisément la beauté que je cherche à atteindre dans mes films et c’est ce qu’il y a de plus important pour moi. Les rêves échappent à toute emprise et à toute définition. Leur innocence et leur magie les rendent inatteignables. Regarder Kaili Blues me permet à chaque fois de ressentir ce que rêver veut dire. Mais, après le visionnage, je suis de nouveau incapable de saisir de quoi il s’agit et je ne saurais en parler.

Le montage n’est pas linéaire. Certaines séquences intercalées semblent relever du présent de la narration mais sont en fait des flash-backs. Et même quand on comprend qu’il s’agit du passé, il demeure comme une incertitude quant à leur antériorité dans le récit. Elles pourraient tout aussi bien être rêvées… Par exemple, la séquence où Chen recherche celui qui a coupé la main du fils de Monk.

Ce passage aurait dû être une sorte d’introduction au passé de Chen après qu’il se soit rendu à la salle de billard y trouver son frère. Je sais que ça risque de désorienter le public, mais cela fait partie de la beauté du film. Comme chez Tarkovski : ses films regorgent de détails à la fois intenses et déroutants qui me touchent au-delà de toute explication rationnelle. Parfois je comprends, puis le sens m’échappe à nouveau. Ici, j’ai choisi d’exploser la narration, de la disperser dans tous les recoins du film, et c’est au spectateur de la retrouver. Dans le passage que vous citez, au début de la séquence, Chen cherche le coupable – c’est un flash-back – puis soudain il se bat avec son frère – on revient à la situation présente. Ainsi, la frontière entre la vie et la mémoire est constamment brouillée. Cela prépare au long plan-séquence, où des lambeaux de rêve s’inscrivent dans le récit de manière réaliste.

Le réalisateur :
Bi Gan, jeune réalisateur et poète chinois est né en 1989 à Kaili, dans la province de Guizhou.
En 2013 son film Diamond Sutra reçoit une mention spéciale du jury dans la catégorie Asian New Force durant la 19ème édition du Festival IFVA (incubateur de films et médias audiovisuels d’Asie à Hong-Kong).
Kaili Blues est son premier long-métrage de fiction. Bi Gan prépare actuellement son second long-métrage intitulé The Last Night on Earth.



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