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CINECURE
L’actualité du cinéma

Cinécure est un site appartenant à Charles Declercq et est consacré à ses critiques cinéma, interviews. Si celui-ci produit des émissions consacrées au cinéma sur la radio RCF Bruxelles, celle-ci n’est aucune responsable du site ou de ses contenus et aucun lin contractuel ne les relie. Depuis l’automne 2017, Julien apporte sa collaboration au site qui publie ses critiques.

Asghar Farhadi
Forushande (The Salesman / Le client)
Sortie le 23 novembre 2016
Article mis en ligne le 15 octobre 2016

par Charles De Clercq

Synopsis : Contraints de quitter leur appartement du centre de Téhéran en raison d’importants travaux menaçant leur immeuble, Emad et Rana emménagent dans un nouveau logement. Un incident en rapport avec l’ancienne locataire survient et va bouleverser la vie du jeune couple.

Acteurs : Taraneh Alidoosti, Shahab Hosseini, Babak Karimi.

 Vendeur ou client ?

« فروشنده », c’est le titre original du film, en persan donc. Très justement traduit en anglais par The Salesman (le vendeur, ou le « commis-voyageur ») et, étonnamment, en français, par Le client, autrement dit son antonyme ? Laissons cela en suspens quelques instants. C’est que le titre original et celui à l’international jouent sur un autre élément, celui d’une pièce de théâtre au cœur du film, Death of a Salesman (Mort d’un commis voyageur), d’Arthur Miller (1949). Il s’agit donc bien de théâtre, de théâtralisation, de mise en scène, d’un jeu donc entre la réalité et la fiction, ou la représentation. Mieux encore, il s’agit de la mise au jour de l’ob-scène, de ce qui est sous la scène et ne doit pas être vu ou montré. Il y a en effet un jeu entre les acteurs et la « vraie vie » (mais qui n’est pas vraie cependant, puisqu’il ne s’agit « que de cinéma » !). Il y aurait donc perte de sens ou de signification en traduisant par « Le client ». Assurément et, en même temps - que cela soit voulu ou pas par ceux qui ont proposé ce titre français - cela fait sens également. En effet, outre que « le vendeur » est également « le client » dans ce scénario, ce que l’on comprendra vers le milieu du film (nous ne pouvons en dire plus sans « spoiler ») le « client » est le protagoniste du « vendeur ». Il faut bien que le vendeur ait un client (...qui achète, nous ne sommes pas dans l’absurde de A Pigeon Sat on a Branch Reflecting on Existence de Roy Anderson). Il faut aussi que le client soit face à un vendeur ! Le titre français est donc pertinent, même si celui-ci ne pourra faire totalement sens qu’au milieu du film. En attendant, le spectateur risque de se poser la question de savoir ce qu’il en est de ce fameux client et pourquoi le film porte ce titre. En revanche, si l’on a en tête le titre original ou anglais cela fera sens avec la pièce de Miller qui est interprétée par plusieurs personnages du récit.

 Les protagonistes : Téhéran et un couple qui se déchirent !

La ville ! Le pluriel est ici de mise pour le verbe. Non pas que la ville (voire le pays) se déchire au sens propre, même si les premières images nous découvrons un immeuble qui se fissure, à l’image du film L’imprécateur que Jean-Louis Bertuccelli adapte en 1977 du roman homonyme publié en 1974 par René-Victor Pilhes. S’agit-il d’un tremblement de terre ou de quelque chose d’autre, de plus sournois (ce qui nous a fait songer aux roman et film précités) ? Ou « simplement » d’une ville en mutation, en (re)construction ? Ces habitants ne sont ni riches ni pauvres et semblent faire partie d’une « classe moyenne ». Une classe qui n’a pas d’identité propre, mais qui ne l’obtient que par deux lignes de démarcation, par un double rejet, une double négation, un « ni - ni ». Elle n’est pas de la « haute-société » et elle n’est pas de la « basse-classe ». Il lui est donc difficile de trouver sa place. Y compris de façon très matérielle, ici, trouver un logement, par le biais des relations amicales, professionnelles, sociales ou de loisir, simplement. Dans cette ville en mutation, un couple qui fait du théâtre, qui s’entend bien apparemment, va trouver un logement. Il leur convient, mais quelque chose cloche ! Ce logement a un « passé ». Celui-ci ne veut pas débarrasser les planches (pour user d’un vocabulaire de théâtre). C’est que ce passé est trouble, lié à une femme dont on découvrira peu à peu l’importance dans toute la dynamique du récit.

Le couple. C’est dans ce logement, pas parfait, mais pas insalubre où le couple s’est installé que quelque chose va se passer. Une porte entrouverte, un mari attendu et un visiteur inattendu. Une douche. Nous ne sommes pas loin de Hitchcock. Point de mort cependant, probablement pas même de viol, mais une agression surement. C’est ici que le couple va se déchirer. Sur la marche à suivre d’abord. Curieusement, la femme ne veut pas que l’on prévienne la police (absente du film) et préfère garder le silence, mais celui-ci n’est pas possible, car les voisins parlent et cela dépasse le cadre de leur nouvel immeuble. Pour le mari, ce sera une quête : celle de l’agresseur, celle d’une vengeance. Dès ce moment, le film va suivre deux axes : le premier, plus extérieur, « policier » en quelque sorte, cette enquête obsessionnelle du mari et le deuxième, le déplacement au théâtre et sur la scène de celui-ci de la tension entre les époux. Occasion de prendre conscience d’une certaine mise en abîme entre théâtre et réalité et vice-versa ! Le spectateur découvrira l’étonnante « présence » à l’écran, de l’occupante précédente. C’est que ce personnage a des liens avec le responsable du théâtre qui est propriétaire du logement qu’il a mis à disposition d’Emad et de Rana. Liens que l’on découvrira durant le film et qui ont à voir aussi avec le binôme vendeur/client.

 Des thèmes propres à Asghar Farhadi

Ce film fait songer à d’autres : Une séparation, About Elly (et des acteurs ont joué dans l’un ou l’autre de ceux-ci !) ; ou Le passé (la lecture des trois items « dépliables » ci-dessous n’est pas indispensable).


About Elly.

Cela se passe lors d’un banal week-end entre amis et connaissances issus de la classe moyenne iranienne va tourner au cauchemar. Deux vies sont en jeu. Mais il y a aussi un autre jeu : amoureux, relationnel, autour d’Elly. Une jeune iranienne que des amis, croyant bien faire, veulent proposer à un de leurs amis iranien qui vient de divorcer. Les choses ne se passeront pas comme souhaité : le logement réservé n’est plus libre. Une personne que l’on pensait l’être ne l’est pas ! Comme dans Psycho, une héroïne disparaît au premier tiers du film environ, mais son absence ne la rendra que plus présente : « une absence réelle » si l’on me permet un private joke professionnel. Où l’on découvrira que de petits mensonges en omissions, les relations dérapent ; les images des uns et des autres se brouillent. Les questions d’honneur de l’une et de l’un seront « en jeu » ; celle de la vérité, jamais véritablement dévoilée qui se terminera dans l’enlisement !

Une séparation.

En réalité, l’on aurait pu mettre le pluriel, car le film traitait de plusieurs séparations :

  • celle d’un homme et d’une femme : Nader (Peyman Moadi) et Simin (Leila Hatami) ;
  • celle d’un vieillard atteint de la maladie d’Alzheimer d’avec le monde extérieur ;
  • celle entre femmes et hommes
  • entre classes sociales
  • entre un monde qui s’ouvre à la modernité et un autre régit par les lois religieuses.

Toutes ces séparations, ces tensions entre des mondes différents sont très bien rendues par Farhadi : l’histoire d’un couple, le monde moderne et ancien, le système juridique,...

Le passé.

Avec son avant-dernier film, le réalisateur poursuivait son exploration des (difficiles) relations de couple (ici sans l’aspect ’politique’ d’Une séparation). Dès l’entame, le problème de la communication est posé : la vitre empêche Ahmad et Marie de se parler/entendre... jusqu’au plan final entre Céline et Samir. Comment (se) parler dans un couple était une des questions fondamentales du film.


Le client. Nous retrouvons ici aussi ces thèmes du couple, des difficultés relationnelles, du droit et de la vengeance. Celui d’un monde en mutation. Plusieurs plans d’intérieur durant le film nous montrent des maisons « à l’occidentale » tandis que les extérieurs nous montrent un Téhéran pauvre, mais aussi en construction. Le thème de la censure est également présent (il en est question par rapport aux coupes et aménagements demandés par la « censure » pour l’interprétation de la pièce de Miller), mais il l’est aussi dans le film où le réalisateur (se) joue des codes (volontairement ou pas, comme certains réalisateurs au moment du code Hays). C’est le cas, par exemple avec les cheveux. La question était présente dans About Elly où les femmes portent le voile à l’intérieur (ce qu’elles ne font pas) pour une question d respect des normes religieuses (le réalisateur s’en explique dans les bonus du DVD). Elle l’est ici, autrement. En effet, après l’agression Rana va porter un bandeau sur la tête.
L’incommunicabilité dans le couple sera également présente : entre eux, avec les autres, sur scène et même dans leur ancien immeuble où se déroule l’avant-dernier acte du film (le dernier se déroulant sur la scène du théâtre !) où pourront s’exacerber les notions de vengeance et de pardon, de mariage et d’honneur. C’est que la quête de l’agresseur par Emad va apporter une réponse singulière. Il n’est pas celui qu’il soupçonnait. Occasion d’un huis clos, presque théâtral dans son côté too much et jusqu’au-boutiste pour mettre en scène ce que l’on peut faire par « amour ».

Le client est un film exigeant qui demandera un certain effort au spectateur qui risquera d’être désarçonné s’il ne connait pas le cinéma iranien en général et celui d’Asghar Farhadi en particulier. Nous comprenons parfaitement les deux prix cannois de cette année 2016, le Prix d’interprétation masculine pour Shahab Hosseini et celui du scénario pour Asghar Farhadi. c’est un film « moral » ou du moins sur la moralité... à moins qu’il s’agisse d’a-moralité ? Nous en tout cas, nous sommes... « clients » pour ce genre de films.



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