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CINECURE
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Damien Chazelle
Babylon
Sortie du film le 18 janvier 2023
Article mis en ligne le 23 janvier 2023

par Julien Brnl

Genre : Comédie dramatique, film historique

Durée : 189’

Acteurs : Brad Pitt, Margot Robbie, Li Jun Li, Diego Calva, Jean Smart, Olivia Wilde, Samara Weaving, Tobey Maguire, Katherine Waterston, Eric Roberts, Max Minghella, Phoebe Tonkin, Flea Jeff Garlin, Lukas Haas, Spike Jonze...

Synopsis :
Los Angeles, dans les années 1920. Une histoire d’ambition démesurée et d’excès, qui suit l’ascension et la chute de plusieurs personnages à une époque de décadence et de corruption débridées aux débuts d’Hollywood.

La critique de Julien

« La vie est une fête ». Voilà des mots qui résonnent particulièrement dans « Babylon », le nouveau bijou de Damien Chazelle, à qui l’on doit - selon nous - le chef-d’œuvre « La La Land » (2016), lequel l’a propulsé au rayon des réalisateurs à suivre, et de très près. Après une escale dans l’espace avec « First Man », ce dernier revient à ses premiers amours, sur Terre (bien que souvent dans les nuages), lequel nous plonge dans un drame d’époque se déroulant durant l’âge d’or d’Hollywood et les années folles, à la fin des années 1920, alors que le cinéma muet passait au sonore. Et le réalisateur ne fait pas ici les choses à moitié, s’offrant un film de prestige gargantuesque et de débauche, lequel n’a pas froid aux yeux ni ailleurs. Et cela se sent, tant Chazelle a pris de l’assurance, pour notre plus grand plaisir, lequel nous offre ici une ode terriblement passionnée au cinéma d’antan, libertin, décadent, insoucieux... Bref, vous n’êtes pas prêts pour ça !

Sur un peu plus de trois heures de film (la météo s’y prête), « Babylon » nous emmène à la rencontre de l’immigrant mexicain Manuel « Manny » Torres (Diego Calva), lequel aspire à « quelque chose de plus grand », dont à fouler un plateau de tournage, lequel livre un éléphant vers une fête débauchée, alimentée par la drogue et l’alcool, dans le manoir de l’un des dirigeants d’un studio de cinéma, Kinescope. C’est là qu’il y fera la rencontre de Nellie LaRoy (Margot Robbie), une jeune demoiselle flamboyante, très bonne danseuse et pleine de fougue, laquelle va se faire passer pour une star de cinéma afin d’espérer participer aux festivités. Sont également présents la chanteuse de cabaret lesbienne sino-américaine Lady Fay Zhu (Li Jun Li), laquelle écrit des interlignes de film, mais également le trompettiste de jazz afro-américain Sidney Palmer (Jovan Adepo), ainsi que Jack Conrad (Brad Pitt), une star de cinéma bienveillante, alcoolique, très souvent mariée, et proche de son ami et producteur de longue date, George Munn (Lukas Haas). C’est devant les yeux et au travers des mots de la chroniqueuse sensationnaliste de potins Elinor St. John (Jean Smart) que ce beau monde va tenter de s’adapter à l’évolution du cinéma et à ses changements techniques, de leur ascension à leur chute...

Autant dire dès le départ que « Babylon » mérite son titre, lui qui fait référence à la Bible [1], ainsi qu’à une ère de dépravation et de péchés. Ce n’est pas pour rien que Damien Chazelle ouvre son film sur une longue et énorme orgie, de plus d’une demi-heure, où tous les personnages principaux s’y croiseront, sans forcément y participer tel qu’on l’entend. Mais le film est bien interdit au moins de seize ans, que ça soit pour sa vulgarité, la consommation - à grande échelle - de substances, et sa nudité non censurée (on y voit des seins, des pénis, une bouteille de bière rentrer furtivement dans un postérieur, ou encore un acte urolagniaque, et on en passe). Dès cette ouverture, Chazelle, avec son fidèle et oscarisé directeur de la photo Linus Sandgren et sa direction artistique emploient les gros moyens, pour nous immerger dans cette bacchanale sans limites, à l’image du cinéma d’autrefois, et de ses conditions rustiques et désastreuses de tournage, en plein air ou en studio. Car « Babylon » est avant tout un film qui nous parle de cinéma, son metteur en scène lui rendant hommage, au travers de ses grandes périodes de transition, passant du cinéma muet au sonore, jusqu’au film musical et en Technicolor (trichrome). Des incroyables scènes de tournage (qu’il faut voir ici pour le croire), où les nombreuses prises étaient anarchiques, parfois mortelles (!) et les figurants souvent triés sur le volet reflètent alors parfaitement l’hédonisme de l’âge d’or du cinéma Hollywoodien et du « studio system », où y gravissait quiconque avait du talent pour verser des larmes sur demande, tel que le personnage de Margot Robbie, devenue une « it girl », ou encore Manny, désormais directeur de studio, étant donné son œil pour dénicher de bonnes idées et voir les futurs progrès du cinéma, lequel permettra d’ailleurs au musicien Sidney Palmer d’obtenir son propre film musical, et son propre orchestre, ce dernier étant persuadé que le public ne « regarde pas au bon endroit »...

Outre sa vision décomplexée du vieil Hollywood, faisant obstacle avec précision de l’Histoire (quelques anachronismes par-ci, par-là), Damien Chazelle jette ses personnages dans la gueule du loup, tout en permettant à chacun d’eux de nous toucher d’une manière ou d’une autre. Ainsi, Brad Pitt incarne un acteur troublé et vulnérable, maître des soirées arrosées, lequel se repose sur les conseils de son mentor, tout en n’ayant aucune connaissance de la popularité déclinante, avant d’en être frappée, bien que son image restera gravée dans l’Histoire du cinéma, immortalisée à tout jamais, tout en essayant sans cesse de la dépasser. Car c’est aussi ça, le cinéma, c’est-à-dire capter des images et des histoires qui marqueront à tout jamais le monde du septième art, et accepter, d’une certaine manière, la mort, au bout du chemin, loin finalement de ce que procure le cinéma, dans lequel on peut mourir pour du faux sans y mourir pour de vrai, avant d’y être confronté... Brad Pitt émeut dans ce rôle de star à l’ancienne, jusqu’à son issue. Après tout, « il n’y a que les fantômes qui restent ». Damien Chazelle filme avec beaucoup d’amour et de respect son personnage, où la douce mélancolie qu’il renvoie est soulignée par la partition musicale jazzy de Justin Hurwitz, lequel avait également réalisé celle de « La La Land », sacrée à bien des reprises, dont de deux Oscar. Face à lui, Margot Robbie se révèle une fois de plus pulpeuse et tempétueuse, ici dans la peau d’une jeune actrice en herbe et « enfant sauvage », autoproclamée du New Jersey, ce qui est mal vu par la haute société hollywoodienne, snob, mais sur laquelle elle va - littéralement - vomir ; son personnage ayant de plus en plus de mal à suivre les exigences du film sonore (texte à retenir, voix de bourrique), tout en augmentant sa consommation de drogue, sans compter sur son jeu imprudent, ternissant sa réputation. La fougue et la perte de contrôle du personnage de Margot Robbie nous empêche cependant d’en ressentir pleinement de d’empathie, Chazelle ne portant pas un regard sur la descente aux enfers vécue de l’intérieur par la starlette. Nellie LaRoy pourra cependant se reposer sur Manny, joué par Diego Calva (pour son premier grand rôle au cinéma), lequel va tout faire ici pour la sauver, bien qu’elle se - et les - mettra dans de beaux draps, étant donné ses extravagances, et ses énormes dettes aux jeux. Un thème musical accompagne d’ailleurs chacune de leurs apparitions, ensemble, celui-ci étant nuancé en fonction des péripéties qu’ils traversent. Alors que le film s’ouvre Diego Calva, Damien Chazelle le clôt sur le regard bouleversé et bouleversant de l’acteur, étant donné le chemin parcouru, et le rêve réalisé. Le cinéaste nous ressort alors le coup de l’épilogue fulgurant - ici cacophonique - brassant une longue période, lequel nous invite à revoir des images sous un autre jour, tandis qu’il y incorpore une série séculaire de vignettes tirées de nombreux films ayant révolutionné l’Histoire du cinéma, et dont il est amoureux, ancré... et encré, tandis que la somptueuse et vrombissante bande originale de Justin Hurwitz fait des miracles de dissonances avec son final. Une incroyable et folle séquence de cinéma en guise d’apothéose, célébrant la puissance des couleurs de la pellicule, et à déconseiller aux épileptiques !

Mais alors que la bande-annonce était quelque peu chaotique, on avait peur que Damien Chazelle parte dans tous les sens. Mais celui-ci réussit à donner de la tenue à son film, bien que son film s’avère tout de même être un fourre-tout vis-à-vis du grand Hollywood des années 20. Ainsi, il parvient à jongler avec sa large distribution, tout en nourrissant chacune de ses intrigues - prévisibles - sans ralentir l’élan de sa narration, tournée en Cinemascope, Chazelle réalisant avec son monteur Tom Cross un travail de titan. Ainsi, certaines scènes se terminent sur fond noir, avant que des lumières ne s’allument progressivement, dans l’ombre, pour la suivante, révélant ainsi de nouveaux décors, où apparaissent ses personnages en quête de rêve et de consécration. Oui, la poésie et la beauté de l’image flirtent ici avec l’excès. Et c’est aussi ce mélange-là qui fait de « Babylon » une pépite.

Qui dit bien évidemment évolution du cinéma, dit également évolution répressive des mentalités à Hollywood, où l’avilissement humain la gangrène à petit feu, à l’encontre de l’homosexualité, ou encore des personnes de couleur, le personnage de Li Jun Li (lesbienne) en faisant les frais, tout comme il sera demandé au musicien noir - offensé - d’assombrir sa peau avec du maquillage lors du tournage d’une scène, étant donné la lumière projetée sur lui, le public du Sud risquant de croire que le studio a volontairement éclairci sa peau vis-à-vis du reste de son orchestre (entièrement de couleur), lequel risque donc de boycotter le film. Sans oublier la toxicité de la cupidité capitaliste blanche qui régit Hollywood et, en partie, le rêve américain. À cet égard, il suffit à Chazelle de filmer une écharpe en fourrure ou encore une main masculine en train de peloter les fesses d’une femme pour y voir comment la haute sphère hollywoodienne a commencé à véritablement se pervertir, à mesure de la réorganisation d’une communauté plus libre et non réglementée en la stricte industrie globale que nous connaissons aujourd’hui. Tout n’était jadis qu’amusement, opulence, avant une mutation répressive et cataclysmique, ayant marqué le début de la fin pour de nombreuses stars, n’y ayant survécu. La liberté a ainsi été perdue avec le pouvoir de l’industrie sur la création, comme le montre le film. Voir ainsi dans « Babylon » l’envers du décor est à la fois stupéfiant et révélateur d’une société actuelle où tout est mesuré, artificiel, où plus rien n’est laissé au hasard...

Au regard de son échec commercial foudroyant aux Etats-Unis [2], on est à même de se demander ce que le public moderne attend encore aujourd’hui du cinéma (outre des superhéros, des suites, quelques frissons horrifiques ou des remakes), alors qu’un cinéaste aussi talentueux que Damien Chazelle met toutes ses tripes pour nous raconter son amour pour le cinéma, tout en écorchant, à sa manière - il est vrai brute de décoffrage - le cinéma d’aujourd’hui, lui qui ne prend plus de risques pour réaliser de grandes fresques, comme on le faisait à l’époque, étant donné que cela ne fait plus recette auprès des spectateurs. Pourtant, avant, ceux-ci prenaient le temps de plonger dans ces œuvres-fleuves, à l’image de « Autant en Emporte le Vent » (1939) de Victor Fleming, ou « Napoléon » (1927) d’Abel Gance, et on en passe. Le cinéma était synonyme d’évasion, alors qu’aujourd’hui, le spectateur s’habitue à des intrigues courtes et des scénarios qui ne justifient plus les moyens. Et si le script de Damien Chazelle n’est aucunement original (voire archétypal), ni toujours concentré sur ses objectifs, il fait partie de ceux qui participent à pérenniser le souvenir, de ceux qui rappellent d’où l’on vient, et surtout où l’on souhaite aller. Et c’est d’autant plus triste que son four commercial appuiera davantage les grands studios à ne pas/plus s’aventurer sur les terrains hostiles de films qui offrent du spectacle, tout en le célébrant, et en lui rendant hommage. Qu’à cela ne tienne, Paramount Pictures semble croire encore au succès du film (et on le comprend), hors du territoire américain, lequel doit d’ailleurs voir d’un (très) mauvais œil que Damien Chazelle en dénigre la tournure de son industrie, en sous-texte. C’est ainsi que le studio a organisé des avant-premières mondiales, à Londres, Paris, ou encore à Sydney, avec toute (ou presque) l’équipe du film. Pourtant, cela lui coûte énormément. Mais quand on n’aime, on ne compte pas... Il ne vous reste alors plus qu’à vous rendre en salles, pour vous faire votre propre avis, et profiter de la démesure pleine assumée et tape-à-l’œil de « Babylon », lui qui est un bon moyen de savoir si vous aimez véritablement le cinéma...

« Babylon » est donc bien la folle déclaration d’amour d’un auteur au cinéma, lui qui ne cesse de nous surprendre. C’est typiquement le genre de film qui nous invite à aimer encore plus le septième art, sa force d’évasion, et les passions qu’il suscite. La nôtre n’est que plus grande en sortant de la vision de ce film. Et rien que pour ça, on remercie une nouvelle fois Damien Chazelle. Autant dire que le critique qui a écrit ces lignes a déjà réservé sa deuxième séance, et s’en délectera, en attendant la suivante...



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